Le 1 janvier 2022 à 19h47
Julien
Militant
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La question fatidique que l’on pose à un vegan « mais tu fais comment pour remplacer les œufs ? » illustre très bien l’absence de remise en question des habitudes de consommation comme normes sociales qui est à l’origine même de l’adoption d’un mode de vie et d’un régime dits « alternatifs ». Et si beaucoup comprennent l’idée du rejet des œufs, beaucoup s’accrochent à leurs stéréotypes, leurs habitudes – si j’ose faire la comparaison – tout comme les sexistes s’accrochent à leurs stéréotypes de genre.
Cette question métaphysique est l’exemple typique d’un problème, d’un dilemme qui semble insoluble. Qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier ? Si c’est l’œuf, il faut bien qu’il ai été pondu par une poule, mais la poule elle-même doit bien sortir d’un œuf ! Ainsi quand on ne voit plus le début du problème, quand celui-ci semble éternel, on invoque l’image de l’œuf et de la poule pour rejeter au plus loin les causes d’un problème et s’éviter d’en chercher les solutions présentes. Ce qu’on appelle hypocritement le « conflit » entre Israël et la Palestine en est le parfait exemple. Mais pour ce qui m’intéresse plus particulièrement, les normes sociales, on peut faire la même analyse. Et pour prendre un exemple des plus ironiques je prendrai la consommation alimentaire, quotidienne, d’un produit issu de l’exploitation animale, en l’occurence : l’œuf ! Parce qu’il faut bien commencer par quelque part. Je veux interroger cette vision des normes sociales qui renvoie les habitudes à des justifications ancestrales du genre « on a toujours fait comme ça » ; avec un poids particulier de l’image de la grand-mère et de ses recettes qui pèse davantage dans les habitudes alimentaires, notamment françaises.
Manger est normé. Consommer tel ou tel produit répond à des normes sociales bien définies. Par « norme sociale » j’entends une large palette d’habitudes, de comportements, de manières de faire, de penser, de voir, d’imaginer. Ainsi l’on pourrait vouloir faire la différence entre des habitudes de consommation liées au capitalisme, imposées par une société de fast-food et de malbouffe, opposées à des pratiques dites religieuses car imposées ou choisies selon des textes religieux. Je ne fais pas cette différence puisqu’elle n’est pas pertinente dans l’orientation de mon propos. Les textes juridiques ou sacrés ne viennent que sanctionner des attitudes choisies par la société. La société, c’est bien de cela qu’il s’agit. Les normes sociales sont à la fois individuelles et collectives. Nous choisissons de les appliquer, de les mettre en œuvre les un.e.s par rapport aux autres.
En tant que me vegan je revendique plusieurs choses sur le plan intellectuel : la considération des intérêts des animaux, qui ne peut aller de paire qu’avec la considération élargie à la fois de l’ensemble de l’humanité (pour faire taire les hypocrites pour qui il faudrait choisir et lutter pour l’humanité prioritairement) mais aussi la considération élargie de l’écosystème dans lequel nous vivons (ainsi l’éthique animale doit s’entrecroiser avec l’écologie). Cependant ce versant purement théorique doit – c’est-à-dire qu’il est souhaitable mais aussi nécessaire pratiquement – s’accompagner d’une remise en question de nos modes de pensée et surtout d’agir. En somme, nous devons nous questionner sur le rôle contraignant mais surtout aussi émancipateur des normes sociales que nous produisons et re-produisons dans chacun de nos actes.
La question qui doit apporter une réponse à cela est simple : est-ce notre habitude de consommation d’œufs qui légitime l’exploitation de poules pondeuses ou n’est-ce pas l’exploitation de poules pondeuses qui justifie notre habitude de consommation d’œufs ? L’œuf ou la poule ?Qu’est-ce qui légitime notre si grande consommation d’œufs ? C’est ici que l’argument de la tradition trouve ses limites. Il est facile d’imaginer que l’incorporation des œufs dans les recettes traditionnelles est venue suite à une exploitation de poules et de poulets, donc à une production d’œufs que les paysannes devaient absoluement utiliser (puisque dans notre société rien ne doit se « perdre »). Ainsi on justifierai aujourd’hui l’exploitation animale pour une consommation d’œufs qui découlerait elle-même historiquement d’une simple conséquence de l’exploitation animale.
Les plus fervants défenseurs de la tradition et du « bon goût » me diraient que l’œuf est nécessaire pour sa fonction de liant et ses apports nutritionnels. La vraie question est de savoir s’il est indispensable, donc irremplaçable. La réponse est négative. La preuve simple se trouve dans la multitude de recettes du monde entier qui, ne pouvant heureusement pas se payer le luxe d’exploiter des poules, ont développé et continuent d’utiliser des recettes sans œufs.
Et le goût ? Parce que les plus conservateurs.trices insisteront à dire que des pâtes ou des gâteaux avec des œufs, ça n’a pas le même goût. Comment répondre à cet argument sans être trop méprisant ? Évidemment que ça n’a pas le même goût ! Si on veut que les choses changent, il faut être prêt à changer ses habitudes, les normes sociales qui font notre quotidien. C’est toujours la même hypocrisie générale : « on » veut que les choses changent mais « on » étant toujours bien indéfini, on attend toujours que les autres changent en premier. Il n’y aura pas de changement collectif, de la société, sans changements individuels. Ce que cela veut dire également c’est qu’il est incongruent de vouloir un changement des idées qui ne se manifeste pas par un changement des attitudes. Les normes sociales, ce sont donc à mon sens les véritables indicateurs du changement politique, les leviers d’une révolution permanente.
Aujourd’hui la tendance bobo est d’élever soi-même ses poules parce que c’est toujours mieux que de consommer des œufs de poules en batterie, industrielles. Je ne peux, dans un premier temps, que saluer la considération du bien-être animal. Mais je dois insister sur cet aspect primordial qui est évité : la remise en question de la consommation en elle-même. Parce qu’il est facile de critiquer les normes de production quand celles-ci sont extérieures, imposées par un système économique capitaliste, néfaste, destructeur. Nous nous accordons là-dessus sans aucun doute. Mais cela reste une critique de l’autre, de l’extérieur tandis qu’il est plus difficile de faire l’auto-critique. Remettre en question ses habitudes de consommation en changeant de mode de production ne suffit pas. La véritable auto-critique passe par une remise en cause des besoins, des désirs et les constructions qui nourrissent ceux-ci. Ainsi, le besoin de tel ou tel produit est toujours une résultante d’expériences communes qui sont aussi des normes sociales. Et parce qu’elles sont des normes et non pas des lois absolues de la nature, nous les mettons en œuvre, c’est-à-dire qu’elles n’existent qu’à travers nos choix, nos actes, et que nous pouvons ainsi les changer.
Pour reprendre la question de l’œuf ou de la poule et boucler la boucle pour en sortir, il n’existe aujourd’hui aucun argument de poids qui pourrait justifier la consommation de tel ou tel produit animal, et l’exploitation industrielle de tel ou tel animal. Le seul argument logiquement recevable serait de dire que la société choisit aujourd’hui d’exploiter et de dominer des animaux sans raisons, parce qu’elle en a la possibilité. Cet argument est sur le plan éthique ou politique clairement inacceptable. C’est pourtant le seul si l’on comprend que toutes les normes de notre société ne nous sont jamais simplement données, héritées du passé. Si nous continuons de les appliquer c’est que nous les acceptons. La question n’est alors plus de savoir sur lequel de l’œuf ou de la poule l’humain a commencé à asseoir sa domination, mais duquel il montrera la voie de l’émancipation.
Vindicte - dernière mise à jour le 26 juillet 2024
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