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De quoi le genre est-il la traduction ?

La Vindicte Elliptique🌎 Actu

Le 1 janvier 2022 à 20h22

Julien
Militant

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De quoi le genre est-il la traduction ?
Notes de recherche suite à une journée d'études « Le genre en traduction » du 12 octobre 2015

Être féministe se dit en une multitude de sens. L’histoire de la lutte des femmes pour l’égalité a pris des formes différentes et donné lieu à plusieurs courants au fil des combats, selon les contextes et les intér

De quoi le genre est-il la traduction ?

Notes de recherche suite à une journée d'études « Le genre en traduction » du 12 octobre 2015

Être féministe se dit en une multitude de sens. L’histoire de la lutte des femmes pour l’égalité a pris des formes différentes et donné lieu à plusieurs courants au fil des combats, selon les contextes et les intérêts qui en émergeaient. Aujourd’hui, si on laisse de côté les féministes essentialistes, les libérales et les pseudo-féministes de tous bords (du PS par exemple) on trouve plusieurs courants théoriques et militants qui s’opposent en plusieurs points et qui trouvent leur origine dans le rejet d’un féminisme socialiste ou marxiste des années 1970 (1). Ainsi post-modernisme, théorie queer et matérialisme s’opposent sur de nombreux points alors que l’on peut aussi chercher à les faire converger. Judith Butler, philosophe féministe américaine s’inscrit dans cette perspective. Réputée pour la parution de Trouble dans le genre elle fournit aux différents courants un apport théorique considérable. Une journée d’études lui a été consacrée le 12 Octobre 2015 à l’université de Paris VIII sous l’intitulé « Le genre en traduction ».

Eric Fassin faisant remarquer que le genre est une invention française nous invite alors à penser que le genre est traduction autant qu’il est toujours en traduction. C’est en suivant cette invitation et en jouant sur la polysémie du terme de traduction que je souhaite m’inspirer des différentes interventions du colloque et du corpus féministe pour répondre à cette question : de quoi le genre est-il la traduction ? Cette formulation vise à dépasser la pensée essentialiste sur laquelle repose les préjugés sexistes : il n’existe pas une manière d’être femme ou homme qui soit plus authentique qu’une autre. Pour autant on ne saurait fermer les yeux sur la réalité sociale qui institue ces différences au nom du genre ou du sexe. Car si le genre est construit, sur quoi se construit-il et pourquoi le construit-on ? Ainsi dire que le genre est construit ne répond pas à grand chose si on ne se demande pas ce que traduit le genre et ce qu’il trahit : le rôle social, l’identité, la sexualité ?

L’enjeu n’est donc pas de savoir comment se traduit le genre car on sait qu’il se traduit de multiples manières mais il faut regarder en quoi la difficulté à le traduire, c’est à dire à lui donner du sens en dehors des normes propres à l’intérieur d’une langue, d’un corps, d’une discipline données, exprime tout ce qui dépasse, ce qui déborde, ce qui ne passe pas dans les cases.


D’une langue à l’autre : que nous dit le genre ?

Dépasser l’opposition entre le symbolique et le matériel« Tout ce qui se présente à nous, dans le monde social-historique, est indissociablement tissé au symbolique. Non pas qu’il s’y épuise. Les actes réels, individuels ou collectifs – le travail, la consommation, la guerre, l’amour, l’enfantement –, les innombrables produits matériels sans lesquels aucune société ne saurait vivre un instant, ne sont pas (pas toujours, pas directement) des symboles. Mais les uns et les autres sont impossibles en dehors d’un réseau symbolique. » (2)

Il serait donc absurde de séparer les conditions matérielles d’existence du symbolique, de l’idéologique, de la représentation. En termes marxiens et matérialistes on rappelle donc ici avec le philosophe marxiste Castoriadis la dépendance de la superstructure sur l’infrastructure. J’ajoute que tout système symbolique socialement institué implique des sanctions. C’est à dire qu’il associe à des actes, des conséquences, des significations et des valeurs. Cela se traduit dans le quotidien à l’obligation de bien parler français pour être intégré.

Il convient également d’invoquer le structuralisme de Saussure (3) qui peut se résumer ainsi : chaque langue est un système ordonné de sons qui ne font sens (comme phonèmes) et se déterminent donc seulement les uns par rapport aux autres. Autrement dit le sens attribué aux sons ne peut exister indépendamment de la structure qui les porte. Cela s’illustre assez bien avec l’exemple suivant : pour un francophone les mots anglais « chip » ; « cheap » ; « sheep » et « ship » ont la même valeur de sens puisque la différence de longueur de la voyelle et l’alvéolo-palatale n’apportent pas de distinction de sens. Les conséquences sont plus larges car cela affecte la perception du monde. Si une langue ne fait pas la différence entre le vert et le bleu (comme en breton) alors les locuteurs n’ont pas besoin de faire la différence dans leur champ perceptuel.

Quelques exemples. En slovène le pluriel est pluriel : dire « nous » dépend de si on est deux ou plus et si on est deux il faut préciser si ce « nous deux » concerne l’interlocuteur (inclusif) ou une tierce personne. Si je dis que j’ai « des oranges » dans mon sac, le déterminant et le substantif n’auront pas la même terminaison si j’en ai 2, 3 ou plus. En vietnamien c’est hiérarchie sociale qui transparaît à travers un usage des pronoms personnels très varié et précis et rendant compte du genre, de l’âge, de la position sociale relative et des liens de parenté. Un énoncé n’est donc pas traduisible en dehors de son contexte. Dire « je vous remercie » en vietnamien pourra donc se dire d’une trentaine de façons différentes, chacune précisant une multitude d’informations.

Chaque langue oblige donc à porter son attention sur des détails qui ne font pas forcément sens dans une autre et cet écart entre chaque langue traduit cet espace de significations intraduisible, et traduit le fait que la réalité n’est pertinente qu’à travers un langage qui la traduit. La réalité du nombre est présente en France mais n’importe pas autant qu’en slovène. La réalité de la hiérarchie sociale et des liens de parenté existe aussi en France mais n’apparaît pas autant qu’en vietnamien. Ceci étant dit, quelle pouvoir peut-on accorder au langage ? Il révèle les structures sociales et est aussi pour ça le moyen privilégié de leur maintien. En même temps on pourrait ne pas s’inquiéter de ce qui n’est « que » verbal. Jusqu’où alors peut-on accorder de l’importance aux mots dans le maintien comme dans l’évolution de l’ordre social ?

Il ne faut pas séparer l’histoire des langues à travers le temps avec l’Histoire politique et sociale. C’est le danger du logicisme qui cherche à formaliser un langage qui serait dépourvu d’ambiguïté car simplement logique et neutre et capable de recouvrir toute la réalité. Ce que n’ont pas compris ces logiciens c’est que la richesse des langues vient de son imperfection, de son imprécision, dans cette capacité à créer du sens à partir de symboles dont le sens est défini mais jamais entièrement fini. Le genre répond à cette règle : il semble à la fois clairement défini mais aussi indéfinissable ou infini dans la mesure où rien n’oblige ou n’empêche au genre de s’exprimer d’une manière ou d’une autre.

Ce qui est clairement défini et qui soulève une tension réside entre le rejet par certaines féministes (matérialistes) de l’injonction à signifier le genre, quel qu’il soit et quel que soit sa multiplicité face à la nécessité selon d’autres à la fois de dépasser cette injonction tout en ré-investissant le genre à une échelle individuelle, tout en souhaitant le signifier davantage bien que différemment.

Castoriadis critiquait l’idée d’une tabula rasa que confirmerait Butler. On ne peut pas se défaire entièrement des normes qui nous précèdent et on ne peut pas inventer ex nihilo des manières d’être déjà reconnues socialement. Bien que le genre soit construit, cette construction n’est jamais achevée, c’est un processus permanent. Alors si le genre dans la langue traduit un héritage patriarcal, la question est de savoir jusqu’où peut-on détacher les sanctions des significations, comment peut-on arrêter de reproduire un langage et dans le langage, ou plus largement des normes qui légitiment le patriarcat sans se couper du sens que portent parfois ces normes qui est nécessaire à la vie sociale. C’est bien le projet de Butler quand elle parle de resignification. En somme parfois la question n’est même pas de savoir comment traduire le genre dans la mesure où l’on cherche à se séparer de son emprise, mais comment traduire autre chose que le genre à partir de ce que nous fait dire le genre et ses multiples injonctions.

Interroger le genre et la traduction c’est pointer du doigt ces zones d’ombre, ces significations sociales qui n’apparaissent pas directement dans une langue mais qui transparaissent quand les conditions et les normes changent. Le genre aurait trait à un ensemble de normes, de codes, de comportements socialement sanctionnés. Un garçon pas assez viril est moqué. Une fille est dévalorisée pour certaines activités et empêchée d’accéder à certaines espaces. Cet ensemble de « sanctions sociales » défini de manière neutre peut aussi s’exprimer par l’idée de privilèges accordés socialement au groupe dominant.

Christine Detrez (4) explique que le genre des objets influe sur la perception des attributs de ceux-ci. Ainsi les Allemands se représentent et représentent le soleil (Die Sonne) de manière plus féminine que la lune (Der Mond). En anglais le genre n’apparaît pas autant qu’en français, peut-on dire pour autant qu’une langue est plus sexiste que l’autre ? Qu’une culture est plus sexiste que l’autre ? Comme nous l’avons dit, le social excède le culturel ou le langage purement formel. Il y a des choses qui transparaissent et d’autres qui restent invisibles. Même si le genre n’était que la traduction d’une catégorie grammaticale, on comprend le rapport étroit entre la manière de signifier le monde et la manière d’agir sur lui.

Le langage est enjeu de pouvoir

La féminisation du langage

La féminisation du langage est un bel exemple du pouvoir des mots. On ne peut pas dire que le langage est neutre pour légitimer le fait de ne pas féminiser la langue, puisque lorsqu’on fait cet effort cela choque, cela demande un effort réel et montre donc bien que ça a des effets.


L’utilisation politique de la langue

L’opposition grossière qui existe entre langue et patois est une manipulation politique qui vise à masquer le caractère délibérément hégémonique des langues étatiques sur les idiomes régionaux. L’imposition du français national au dépens des langues régionales est un exemple des enjeux politiques en terme de domination bureaucratique d’un État sur une région ou une colonie. Aujourd’hui on retrouve ces mêmes enjeux avec l’injonction à bien parler pour être bien intégré. De même si tout le monde partage ce qui serait une même langue officielle, de nombreuses différences sociales transparaissent à travers le registre, la syntaxe et ce qui forme les habitus (5).

On connaît la puissance créatrice du verbe dans la religion catholique et le pouvoir que Dieu aurait donné à l’homme de nommer les choses, et celle-ci résonne encore aujourd’hui dans le tabou et le juron associés au sacré ou à l’abject. Les insultes constituent ainsi un enjeu important de la lutte contre la discrimination puisqu’elles sont le vecteur d’une dévalorisation de certains groupes de la population, de certaines pratiques. Récemment un coiffeur ayant porté plainte pour propos homophobe s’est vu répondre par la justice que c’était un fait avéré que beaucoup de coiffeurs étaient homosexuels. Or la question n’est pas de savoir à quelle réalité renvoie l’insulte, mais quels sont les effets en terme de signification de valeur qui sont visés.

Le mouvement Queer apparaît dans les années 90 aux États-Unis par la réappropriation de l’insulte adressée à des personnes littéralement « bizarres » et désignant les homosexuel.le.s. En s’appropriant le stigmate les personnes visées entendent montrer qu’elles seules déterminent qui elles sont et prétendent endosser une identité dont le propre est de se définir à sa guise. Cela pose question pour les personnes qui au contraire voudraient être « normales ». Il est aussi légitime de reprocher l’injonction à être normal que celle à ne l’être pas. De ce point de vue émanent des critiques à la théorie Queer en quoi l’on voit un individualisme incapable de réfléchir au changement des normes à l’échelle structurelle. La question qu’on pose est de savoir à quel point peut-on s’affranchir de certaines conditions sociales pour accéder à une reconnaissance sociale ?

On reproche à Butler de faire reposer le genre sur de simples procédés discursifs. Mais comme elle l’écrit en 1997, ce n’est pas simplement culturel (6) car le langage a des effets sociaux comme on le présentait plus tôt avec Castoriadis. Dont étudier le langage c’est étudier les effets des rapports sociaux révélés à travers lui. Dire par exemple des Queer qui s’intéressent seulement aux identités sexuelles qu’elles ne luttent pas contre les rapports d’exploitation c’est nier que les discriminations liées à ces identités contribuent à maintenir le rapport d’exploitation qui en est la base.

Austin (7) avait déjà montré le caractère perlocutoire de certains énoncés, c’est-à-dire que le fait d’énoncer des mots a des effets et que parfois le sens des mots coïncide avec ses effets, ou pour le dire autrement un énoncé performatif n’a de sens que s’il est suivi par certains effets qu’il est censé produire. Quand un maire proclame une union maritale, il est investi d’un pouvoir qui permet à son énoncé d’être suivi de certains effets (ici juridiques et sociaux). Mais cette autorité dépend de conditions. Tout le monde n’a pas ce pouvoir des mots. Judith Butler s’intéresse fortement à cette capacité du langage en tant que tel et comme modèle. Les corps et les actes disent des choses et sont lus autant que des mots.

Comme on peut le comprendre en ce qui concerne la race avec M. Bessone (8), le fait de se rendre indifférent à la race dans la constitution amène à taire son existence sociale et les effets qu’on voudrait condamner. Si la race n’a pas de fondement biologique, l’usage social qui consiste à traiter et considérer de manière différentielle des groupes sociaux d’après des caractéristiques physiques rend pertinent l’usage du terme race pour rendre compte du racisme. On est confronté en ce qui concerne le genre à deux questions : a -t-il un fondement biologique qui serait le sexe ? Et si non, que faire du genre dans ses usages sociaux ? Car même si on conçoit le genre comme un ensemble d’effets discursifs, et même s’il est construit, sa construction trouve des justifications qui la dépassent. C’est la question qui est soulevée plus loin du lien entre sexe, genre et sexualité. Thierry Hocquet dans une fiction ambitieuse tente d’imaginer un monde sans cette obligation juridique de mentionner le sexe (9). Les enjeux sont-ils les mêmes que ceux que traduisent l’idée de race ? Dire le genre est-il obligatoirement synonyme d’inégalité ?


La traduction est-elle toujours trahison ? En France, le retard de traduction d’une œuvre comme Gender Trouble nous en apprend sur les conditions d’importation d’une théorie d’un contexte politique vers un autre. Cette frilosité trahit en un sens le manque d’intérêt au mieux ou pis la volonté de laisser des théories concurrentes dans l’ombre. De plus l’absence relative de traductions du corpus Queer en France amène à réduire ce courant à l’œuvre de Butler, laissant dans l’ombre d’autres travaux significatifs. Le défaut étant alors de faire porter à Judith Butler les défauts qu’on voit dans le mouvement Queer autant que l’uniformisation d’un champ de recherche qui ne fait que s’étendre (on parle aujourd’hui de Queer studies).

À l’inverse Delphy (10) montre que ce qu’on appelle le French Feminism n’est rien de plus qu’une invention américaine visant à caricaturer et essentialiser des pratiques et des positions théoriques de féministes françaises. C’est regrouper sous une même étiquette un ensemble varié dans le but d’en invisibiliser la dynamique.

Lors de sa présentation, Nacira Guénif-Souilamas a voulu montrer comme le langage est un point fort de résistance et parler en langue étrangère face à un pouvoir étatique qui ordonne l’unité est une manière de s’opposer. S’opposer à la traduction conduit à importer comme cela a toujours été fait des mots ou expressions étrangères dans la langue courante.

De même que porter le voile peut être un signe de non soumission à l’injonction d’intégration. Résister aux normes c’est refuser de s’adapter pour ressembler à l’autre puisque on sera toujours différents. La nuance est bien là : l’égalité n’est pas l’indifférence ou l’indifférenciation. Il n’y a d’égalité ou inégalité que sur fond de différence. Là encore les féministes ne sont pas d’accord. Certaines revendiquent l’égalité sur fond d’unité d’un sujet féminin opprimé qui serait universel. D’autres critiquent le caractère universel au profit d’une mise en avant des différences au sein même du sujet féminin (11). Les hommes peuvent aussi refuser de traduire dans leur comportement l’injonction à se comporter comme des mâles. Ainsi refuser d’être un homme (12) c’est refuser de perpétuer des pratiques sociales rendues possibles par le genre en tant que principe différencié de sanctions et privilèges. Cela veut dire prendre conscience du genre pour le réduire, d’où la nécessité du genre comme concept.


D’une discipline à l’autre : que faire du genre ?

Si le genre est polémique c’est aussi parce qu’il est polysémique. Ceci peut expliquer que certaines théoriciennes Queer rejettent son usage tandis que les féministes comme la sociologue matérialiste Delphy en revendique la pertinence comme concept venant visibiliser la division de la société en deux, notamment en ce qui concerne son terrain d’études qui est le travail domestique et agricole. Cette polysémie traduit l’apparition historique de courants disciplinaires distincts des polarités de la recherche, qui sont apparues successivement dans son histoire (13).

Si le genre était l‘expression du sexe, il faudrait pouvoir définir clairement ce qu’est le sexe. Or que l’on invoque le critère anatomique (les attributs génitaux) ; génétique (les chromosomes) ou encore hormonal il apparaît davantage un continuum de caractéristiques physiques au sein duquel a été arbitrairement choisi un découpage. Les intersexes de plus en plus reconnus montrent la porosité de ces catégories prétendument objectives. Pourtant le genre exprime bien quelque chose, non ? Car s’il était complètement détaché du sexe, comment rendre compte de l’incapacité à le penser de manière indépendante ? Cela ne veut pas dire que le lien de dépendance est naturel ou essentiel, il peut être construit, et il l’est autant que toute signification sociale. Cela ne rend pas nécessaire le fait de fonder l’origine du genre dans une nature biologique ou dans une nature psychologique, mais doit pousser à définir l’écart relatif en sexe et genre.

Julia Serano raconte comment des mêmes gestes et attitudes ont entraîné des effets différents avant et après sa transition. Cela veut dire que l’interprétation de normes dépend en partie du genre comme corps lisible. Que le genre est une donnée de sens qui affecte la traduction des signes émanant ensuite de ce corps. Le genre n’est pas simplement un rôle social mais ce qui définit quel rôle social est pertinent. Il faut rappeler la distinction alors pertinente ici de Delphy entre le genre comme principe de division et le sexe qui est le résultat de cette division.

La prise en compte de la sexualité. Les attentes normatives révèlent le lien entre genre et sexualité. C’est ainsi qu’on superpose le désir d’être un homme avec le désir de sexualité avec une femme, ou inversement. Comme le montre Butler dans Défaire le genre, l’acceptation des personnes transsexuelles aux états-unis fait face à deux questions révélatrices : la nécessité d’un suivi médical et psychologique ainsi que l’obligation de se conformer à une sexualité hétéro. Cela révèle à la fois le caractère patriarcal mais aussi hétéronormatif auxquels s’opposeront par exemple Monique Wittig en défendant un lesbianisme dit « radical » ou « politique ». Cela montre que le genre est la traduction de rapports sociaux mais aussi de rapports sexuels et d’identité. Quand le genre est traduction, il est la traduction d’un système total.


Des gender studies à la peur de la « djender théorie »Si le refus de traduction peut servir la résistance aux normes il contribue aussi à sa conservation. L’utilisation du terme « gender » pour désigner l’ensemble des féministes, qu’elles soient française ou étrangères manifeste de la part des groupes contre le mariage gay la volonté d’extérioriser l’ennemi. La caricature de mouvements souvent catholiques intégristes consiste en un scénario de complot animé par des féministes lesbiennes souhaitant que les humains deviennent tous hermaphrodites. Cette peur d’une uniformisation des genres et l’association de la perte des genres avec l’homosexualité est éloquente. En refusant l’idée que le genre serait construit, et que celui-ci serait lié à la sexualité, s’affirme la crainte et le désir de conserver ces clichés hétéronormés.

De la même manière que le French Feminism est une invention américaine, la Gender Theory est une invention française. Il existe des Gender studies mais dont les thèses sont trop variées pour être groupées sous une seule théorie. Cela traduit pour autant une fois encore l’imbrication complexe entre genre et sexualité. Les fanatiques religieux ont bien compris que si on s’attaquait à l’éducation différenciée selon le genre cela pourrait avoir un impact sur la sexualité et sur la famille. Au lieu d’accepter la conclusion qui serait de dire que le genre, le sexe et la sexualité sont des constructions sociales, ils préfèrent rejeter ce qui serait une théorie dans son ensemble alors même que le rôle de l’éducation dans le développement du genre est aujourd’hui largement attestée.


D’un corps à l’autre : l’expérience transgenre et du passingSi le genre est la traduction d’un ensemble de normes sociales jusqu’où ces normes sont-elles indépendantes des corps ou des sexes qui les portent ? Le monde social oblige donc à rendre compte du genre, du sexe et de la sexualité. Une monographie sur un groupe de lesbiennes de la campagne américaine des années 60 nous montre en quoi le désir du corps de la femme se traduisait à l’époque dans le cadre d’une virilité très normée. Aujourd’hui l’enjeu du courant Queer est bien de dépasser (dans quelle mesure ?) ces interdépendances. Ainsi des personnes peuvent s’affirmer lesbiennes féminines comme masculines, attirées par des femmes elles-mêmes viriles ou non. Il y a un enjeu considérable à sortir des normes même à l’intérieur de ce qui semble être déjà à côté de la norme. Cela veut dire que le genre se transmet même là où l’on cherche à lui échapper. Pourquoi ? Si le genre est un ensemble d’attitudes et d’attributs plus ou moins déterminé servant à classer un individu dans un rôle social, la signification qu’on donne à ce rôle et les conditions à travers lesquelles on exprime ou on cherche à s’échapper de celui-ci constitue aussi une partie de l’identité subjective. La tension est toujours la même : peut-on se construire une subjectivité en dehors d’un genre ?

Bien sûr le genre ne peut se réduire à ce par quoi il s’exprime puisque la féminité dépasse le rouge à lèvres, la jupe ou l’instinct maternel. Or, jusqu’où peut-on brouiller les limites de ce qu’est le genre tout en affirmant son emprise ou sa nécessité ? Car le besoin qu’éprouvent certaines personnes de vivre avec un genre ou d’assumer une identité de genre différente de l’assignation de sexe vient remettre en question également la prétention à ce que serait la bonne féminité ou l’authentique masculinité.

On doit pouvoir affirmer qu’une femme trans est autant femme qu’une autre, sans quoi on serait obligé d’affirmer l’impossibilité pour un corps masculin d’exprimer le genre féminin. Pour autant l’expérience de transition (14) de femmes trans montre que le genre est lié au corps et à la reconnaissance sociale. Malgré le souhait de ne pas avoir à justifier d’être soi-même femme, il ne suffit pas de le dire pour être reconnue comme telle autant qu’il est difficile d’établir des critères nécessaires ou suffisants qui détermineraient ce qu’est l’authentique féminité. C’est pour cette raison qu’en en revient systématique à deux choses : le sexe et la sexualité. La capacité à passer pour une personne et la volonté malveillante d’outer les trans démontre l’emprise des normes sur la manière de catégoriser les individus.

Julia Serano raconte comment des mêmes gestes et attitudes ont entraîné des effets différents avant et après sa transition. Cela veut dire que l’interprétation de normes dépend en partie du genre comme corps lisible. Que le genre est une donnée de sens qui affecte la traduction des signes émanant ensuite de ce corps. Le genre n’est pas simplement un rôle social mais ce qui définit quel rôle social est pertinent. Il faut rappeler la distinction alors pertinente ici de Delphy entre le genre comme principe de division et le sexe qui est le résultat de cette division.

Les attentes normatives davantage exigeantes devant des corps « anormaux » révèlent le lien entre genre et sexualité. C’est ainsi qu’on superpose le désir d’être un homme avec le désir de sexualité avec une femme, ou inversement. Cela révèle à la fois le caractère patriarcal mais aussi hétéronormatif auxquels s’opposeront par exemple Monique Wittig en défendant un lesbianisme dit « radical » ou « politique ».


Différence d’intérêts ou différences de méthode ? Le sujet du féminisme est-il forcément une femme ?

Butler en tant que philosophe étudie surtout la subjectivité et les matérialistes sont des juristes et des sociologues travaillant sur le travail notamment, cela n’a-t-il pas d’effets sur les résultats de leurs recherches et leurs théories ?

Intersection entre le rôle social du genre (matérialisme) et l’identité sexuelle (queer)…


« L’articulation entre Queer et approche matérialiste ne peut néanmoins s’opérer que dans une tension : si la focalisation sur les normes et les identités n’est pas nécessairement contradictoire avec une analyse en termes de groupes sociaux et de rapport social, il ne va pas de soi de cumuler les approches. Elles sont à certains égards antagoniques. Théorique, l’antagonisme se joue aussi ailleurs : dans les institutions qui les ont incluses ou exclues, dans l’histoire des idées et des personnes qui les ont soutenues, dans les contextes politiques qui les ont fait émerger. » (15)

On ne peut réduire le genre à une seule de ses dimensions, puisqu’en tant que concept théorique polysémique il recouvre plusieurs disciplines et plusieurs dimensions d’un rapport social. Ainsi le genre sous toutes ses facettes traduit le caractère omniprésent de la division sociale en deux castes.


D’un point de vue à l’autre : intersections

L’intraduisibilité de la dominationÀ la suite du rejet d’un féminisme marxiste orthodoxe qui ne voyait pas que l’émancipation des femmes n’était pas une conséquence logique de la chute du capitalisme, d’autres femmes ont rejeté des mouvements féministes majoritaires pour mettre à jour la spécificité de leurs oppressions en tant que femmes ne correspondant pas à la norme d’un féminisme accusé d’essentialiste et défendant les intérêts des seules blanches bourgeoises.

On ne peut pas savoir ce que les autres ressentent et on ne peut donc parler à la place des opprimées quand celles-ci n’ont pas droit à la parole. Cet accaparement de la parole des femmes est un énième symptôme de la phallocratie en place. Heureusement certaines luttent pour faire porter leurs voix (16). Pour autant cela ne veut pas dire que le vécu des personnes opprimées demeure à jamais inaccessible. L’enjeu est bien de traduire les expériences personnelles vers une analyse des structures sociales à l’intérieur desquelles arrivent ces vécus.

Elsa Dorlin a présenté une phénoménologie de la domination, invoquant un héritage philosophique de l’interprétation pour en proposer un usage nouveau. Il s’agit donc de rester à l’intérieur de deux limites :


  • ne pas croire que les signes sont porteurs de sens en dehors d’une interprétation et d’un point de vue situé (et se prémunir de la prétention à l’objectivité universelle)
  • ne pas croire que les signes sont interprétables à l’infini (pour se prémunir du relativisme absolu)

Il n’y a pas une domination uniforme, mais le genre comme ensemble de normes et discours regroupe différentes manières d’être dominée. Cela doit orienter la recherche vers l’expérience personnelle des sujets victimes des rapports sociaux. Cela a fait émergé la spécificité de chacun des des minorités raciales et sexuelles prises en compte depuis le constat que lutte pour l’égalité des individus face aux questions de genre concerne plusieurs publics autres que le seul public de femmes blanches hétérosexuelles.

Pour autant cela ne peut se traduire par un relativisme ou un subjectivisme de l’oppression vécue. La difficulté est de pouvoir reconnaître pour dénoncer les signes de l’oppression quand celle-ci prend des formes différentes que celles qui sont déjà connues et/ou reconnues. Et la prise en compte de rapports sociaux venant troubler. Butler écrit dans l’introduction de 1999 à Trouble dans le genre que si elle devait réécrire ce livre elle y ajouterait « une discussion sur la sexualité racialisée (17) ». En effet la perspective d’une multiplicité de rapports de domination a mis au jour ce qu’on appelle l’intersectionnalité.


L’intersectionnalité des rapports de dominationLoin de pouvoir ici présenter tous les enjeux de ce concept récent (18) il s’agit de comprendre que tout ce qu’on peut dire de la manière dont se traduit le genre pour une personne blanche n’est pas forcément adéquat lorsqu’il s’agit d’une personne noire, mexicaine, asiatique… selon le contexte dans lequel on se trouve. Cela oblige donc à étudier racisme, sexisme et autres systèmes ensemble pour mieux les comprendre. Ainsi il faut voir qu’une femme noire au moment où l’esclavage existait encore aux États-Unis ne pouvait avoir les mêmes intérêts qu’une femme blanche. La revendication du droit au travail des unes ne pouvait coïncider avec l’émancipation du travail forcé des autres. L’exotisation du corps féminin noir et son érotisation a fait des descendantes de la traite des cibles particulières de la violence sexuelle de la part des hommes blancs.

En ayant cette exigence de prendre en compte les femmes réelles et la réalité de l’oppression qu’elles subissent la recherche féministe ne peut faire l’impasse sur cette dimension intersectionnelle des rapports sociaux de domination. Pour autant on peut chercher à définir ce qui serait une forme type de la domination, en essayant de montrer quels mécanismes structurels traduisent dans chaque cas un antagonisme de classes. C’est ce qu’a fait Christine Delphy (19) en interrogeant l’idée de l’Autre. Pourrait-on faire du genre un modèle théorique qui permettrait de mettre à jour le fonctionnement de n’importe quelle domination ? Ce qu’il faut surtout comprendre c’est l’impossibilité de séparer théoriquement et empiriquement le racisme, le sexisme et toutes les autres formes d’oppression qui reposent toujours sur une division des individus en groupes, avec des dominants et des dominé.e.s, dont le ressort principal est l’exploitation économique (c’est la thèse matérialiste qui est soutenue par Delphy).

Aujourd’hui on prend en compte de nombreux critères tout aussi arbitraires mais solidement ancrés dans nos sociétés pour dénoncer d’autres systèmes d’oppression : le validisme qui sépare les individus selon leurs capacités physiques, l’âgisme qui trace une limite morale discutable selon l’âge (20).


De l’intersectionnalité des dominations à la convergence des luttesAutant polémique qu’il est polysémique le genre recouvre à la fois un processus et le résultat de ce processus, tout comme les marques qui permettent de signifier ce processus de division de la société. On peut donc dire du genre qu’il traduit un ensemble varié de rapports sociaux, de normes et de significations nombreuses. Les études de genre ont montré qu’il semblait être partout (dans le travail, l’éducation, l’accès aux biens, la sexualité, la famille, etc.) sans qu’il ne repose véritablement sur une chose en particulier. Le genre n’est pas qu’un concept ou une catégorie grammaticale. S’il fallait ne garder qu’une chose du genre ce serait son usage théorique pour désigner et dénoncer la réalité que les féministes cherchent à combattre et dont le genre est la traduction.

Il faut penser comme l’invite Elsa Dorlin que le courant Queer peut reposer sur des bases matérialistes (21). Il faut penser comment sont liés le genre comme rôle social, comme identité sexuelle, comme principe de division de la société en deux, comme différenciation dans les sanctions sociales et les privilèges liés à des positions dans les structures familiales et institutionnelles, etc. Cela traduit donc d’autant plus la nécessité de penser conjointement l’émancipation des femmes blanches, racisées, riches, pauvres, des pédés, des gouines, des lesbiennes, des butch, des fem, des queer, des trans, des intersexes, etc. Car l’émancipation des un.e.s ne pourra se faire sans celle des autres.

***

(1) Voir Christine Delphy, « Pourquoi un féminisme matérialiste est possible et nécessaire » 1980 ; Stevi Jackson « Pourquoi un féminisme matérialiste est encore possible et nécessaire » ; que j’ai étudié dans un travail en décembre 2015.

(2) Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p174 « l’institution et le symbolique »

(3) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, 1916

(4) Conférence d’introduction au colloque sur le genre « Qu’est-ce que le genre ? » à Nantes, le 30 janvier 2016

(5) Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001

(6) En référence à l’article de Judith Butler « Merely cultural » 1997 dans lequel elle relie son travail à des questions marxistes ou matérialistes

(7) John L. Austin, Quand dire c’est faire, Seuil 1970

(8) Magali Bessone, Sans distinction de race ? Vrin 2013

(9) Thierry Hoquet, Sexus nullus ou l’égalité, iXe, 2015

(10) Christine Delphy, L’ennemi principal, t.2 Penser le genre, Syllepse, 2009 ; « L’invention du French Feminism, une démarche essentielle » Publié dans les Nouvelles Questions féministes en 1996, n°1

(11) Cette question reste toujours très délicate même pour des femmes racisées comme en témoigne l’ouvrage collectif Le sujet du féminisme est-il blanc ? Femmes racisées et recherche féministe de Naïma Hamrouni et Chantal Maillé (dir.) aux éditions du Remue-ménage 2015

(12) John Stoltenberg, Refuser d’être un homme, pour en finir avec la virilité, Syllepse 2013

(13) Isabelle Clair, Sociologie du genre

(14) Julia Serano, Manifeste d’une femme trans et autres textes, Tahin Party, 2007

(15) Isabelle Clair, op. cit.

(16) Collectif, Les filles voilées parlent, La Fabrique 2008

(17) p. 49

(18) Concept formé par Kimberle Creenshaw dans les années 1990

(19) Christine Delphy, Classer, dominer : qui sont les autres ? La Fabrique, 2008

(20) Yves Bonnardel, La domination adulte L’oppression des mineurs, Myriadis 2015

(21) Elsa Dorlin, « Le Queer est un matérialisme », dans Femmes, genre et féminisme, Les Cahiers de critique communiste, 2007

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Vindicte - dernière mise à jour le 26 juillet 2024

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