Le 2 janvier 2022 à 0h49
Julien
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La construction du genre - changer les normes : renverser ou renforcer la domination ?
Comprendre comment l’ordre social repose sur des normes, et comprendre comment ces normes instituent des comportements hégémoniques soutenant des structures sociales pour voir comment des pratiques subversives peuvent ouvrir des brèches dans cet ordre social. Comprendre comment se construisent les rapports de pouvoir genrés sur la construction du genre comme structure avec des normes, et si le genre c’est la construction sur laquelle reposent des rapports de pouvoir inégaux, il faut le déconstruire.
« Mais avons-nous un moyen de distinguer entre la fonction de la norme en tant que socialement intégrante et la valeur de « l’intégration » sous des conditions sociales oppressives ? En d’autres termes, n’y at-il pas une fonction conservatrice inhérente à la norme lorsqu’on dit qu’elle préserve l’ordre ? Cet ordre serait-il violent ou source d’exclusion ? […] Cependant si la norme est socialement intégrante, comment peut-elle renverser un ordre social dont « l’ordre » est obtenu et maintenu par des moyens violents ? La norme fait-elle partie d’un tel ordre social ou n’est-elle « sociale » que dans un sens hypothétique, fragment d’un « ordre » qui n’est pas établi dans le monde social tel qu’il est vécu et négocié ? » (Butler 2006 : 250)
Je voudrais commencer par déployer les différentes manières d’aborder l’idée de normes (sans les épuiser) pour montrer comment le caractère descriptif dépend de sa face prescriptive et comment le modèle de représentation de la moyenne « concrète » cache un idéal abstrait universalissant.
La norme peut s’envisager comme descriptive et prescriptive mais cette dichotomie n’est que logique. Si je dis que les voitures roulent à droite en France, cela est l’énoncé à la fois d’un fait et d’une obligation : je dois rouler à droite parce que pour circuler je dois me conformer aux règles sans quoi la circulation ne serait pas possible. On remarque au moins deux choses : l’obligation découle autant du fait que le fait de l’obligation : ce n’est pas de rouler à gauche ou à droite qui est important mais le fait que chacun⋅e roule du même côté, si tout le monde roule à droite c’est parce que c’est obligé et ça l’est parce que tout le monde le fait (hormis la contrainte juridique). La deuxième chose qu’on comprend c’est que le caractère arbitraire de cette norme du code de la route met à bas sa prétention à l’universalité, on peut à la fois retrouver l’origine historique d’une codification de cette pratique autant qu’on peut imaginer qu’elle eut été ou qu’elle soit un jour autre. L’existence enfin d’une norme différente en Angleterre révèle la dimension contingente de celle-ci.
Qu’en est-il des normes de genre ? Si je suis une fille et que j’ai les cheveux longs parce que j’aime avoir les cheveux longs, c’est un fait. D’un point de vue individuel il n’y a pas de différence entre ce fait là et le cas où je suis une fille qui aime avoir les cheveux courts. Pourtant à l’échelle sociale les conséquences sont différentes. Le fait d’avoir les cheveux longs va participer à m’inclure dans la norme « femmes » avec les avantages et désavantages que l’appartenance à cette catégorie sociale dispose. Il en est de même pour chacune de nos pratiques, pensées, paroles, attitudes, sensations. Si je pense ceci ou cela, si j’agis de telle ou telle manière, si je ressens telle ou telle émotion alors on pourra dire de moi que j’appartiens à un genre ou un autre. Il faut se demander quels sont les effets des normes et on peut se diriger vers la question de l’intérêt à se conformer ou à maintenir des identités de groupes sociaux (sachant que l’explication naturaliste ne convient pas) .
Dire que le genre est une norme ou un ensemble de normes c’est affirmer que l’on peut décrire, catégoriser les individus selon leurs morphologies, leurs attitudes, leurs manières d’être ou de faire, etc. pour les séparer en deux groupes distincts : les hommes et les femmes. Sur notre carte vitale ou sur notre carte d’identité c’est ce qui correspond soit à 1 ou 2 soit à M ou F. C’est aussi ce qui correspond à la séparation des toilettes publiques, des jouets pour enfants, des magazines, etc.
De ce point de vue la norme de genre est une catégorie qui décrit la binarité sociale. La norme descriptive c’est la moyenne, la majorité. Dans ce sens on peut dire qu’être une femme c’est correspondre à des critères, des traits que partagent toutes les femmes. Mais décrire c’est déjà imposer une norme par le fait de choisir quels critères sont pertinents et lesquels ne le sont pas. Ainsi décrire c’est déjà prescrire. Pour Delphy en effet les différences qui servent de traits distinctifs « sont déjà construites idéologiquement par le fait de constituer l’une de leurs caractéristiques physiques ou de comportement. » Delphy (2008).
La norme prescriptive est une convention sociale qui fonctionne sur le modèle de la règle. La norme est ce qu’on doit être, avoir ou faire pour exister socialement et parfois littéralement (je fais allusion directement aux agressions, viols ou meurtres sexistes qu’ils soient misogynes, homophobes ou transphobes). La reconnaissance sociale est ainsi une dimension importante de la vie car être reconnu·e c’est avoir la possibilité de vivre dans des conditions plus ou moins dignes. Quand on dit que le travail ou la famille c’est la norme, cela traduit qu’il est normal de travailler et d’avoir une famille, que c’est ce que font la plupart des gens et que par conséquent c’est ce qu’on attend des gens qu’ils fassent pour les reconnaître et c’est que que les gens attendent de nous également. On peut se demander dans quelle mesure la reconnaissance individuelle se traduit surtout comme la reconnaissance d’appartenance à un groupe social (ainsi au-delà des classes habituelles on trouverait le groupe des travailleurs, de celles et ceux qui ont l’esprit de famille, etc. autant de groupes que de valeurs). La reconnaissance liée au genre binaire apparaît aujourd’hui encore primordiale dans nos sociétés inégalitaires mais cela ne veut pas dire pour autant qu’une reconnaissance sociale en dehors des catégories de genre existantes soit impossible et encore moins souhaitable.
Comme descriptive on tend à associer la norme à l’évidence, ce qui lui confère un caractère pseudo-naturel, universel et neutre. L’enjeu se situe à la frontière entre le descriptif et le prescriptif. On doit se demander d’où une pratique tire-t-elle son caractère prescriptif ? En vertu de quoi une pratique devient-elle une norme ? Il semblerait d’après ce que j’ai dit que c’est parce qu’une pratique est répandue qu’elle devient une norme. Cela semble une explication claire et simple. Mais quelles perspectives émancipatrices cela nous laisse-t-il ? Comment expliquer l’émergence de nouvelles normes ? Comment expliquer le refus de la norme ? On voit qu’il faut interroger davantage les effets de la norme.
Classer, dominer. En ce qui concerne le genre, les personnes attendront de nous que l’on se comporte d’une manière ou d’une autre, et attendront de notre corps qu’il corresponde à des critères particuliers. Si je suis une femme je suis censée avoir un vagin, des cheveux longs et être attirée par les hommes. Inversement si j’ai un vagin, des cheveux longs et que je suis attirée par les hommes on dira de moi que je suis une femme. Le problème avec les normes sociales c’est qu’elles catégorisent les individus selon des critères qui les font appartenir à des ensembles « abstraits » (dans le sens d’arbitraires) dont les effets sociaux « concrets » sont considérables.
La norme est une réduction. La norme pose problème parce que pour désigner un groupe, faire une catégorie elle va définir des critères. Le problème c’est que les catégories normatives (représentations sociales idéales auxquelles on doit se conformer) tendent à réduire les éléments d’une catégorie aux traits qui déterminent cette catégorie, ce qu’on appelle des stéréotypes. La dynamique qu’il va falloir étudier repose encore sur l’opposition entre idéologique (la culture, le discours, les représentations mentales) et matériel (les gestes, attitudes et façons d’être). On voit bien que les discours et les idées reçues renforcent certains actes (en ayant l’idée qu’une fille a tel caractère, tel besoin, telle envie, etc. je me comporterai d’une certaine façon qui sera différente de ma façon d’être avec des garçons) autant que certaines pratiques renforcent des clichés (en tant qu’homme si je véhicule des comportements spécifiquement masculins alors je nourris l’idée que ces comportements correspondent à mon identité masculine). On verra plus loin également que certaines pratiques sont condamnables en soi qu’elles soient répandues ou non. Cela doit soulever la question du rapport entre la norme et la moyenne idéalisée.
La norme étant une réduction, elle prétend présenter un caractère d’universalité et de neutralité, ce qui n’est pas le cas. On pourrait alors interroger toute l’histoire de l’anthropologie philosophique et montrer que derrière l’idéal de l’humain se cache surtout des traits masculins. Quoi de plus évident quand on sait que l’immense majorité des philosophes étaient des hommes, critiquant des livres écrits par des hommes. La langue française ne saurait pas moins cacher cet aveu d’androcentrisme en confondant l’homme de l’Homme, en faisant du mâle le modèle de l’humain. Si l’on doit prendre un individu pour représenter l’humanité, on ne peut pas prendre un individu dont les caractéristiques seraient la moyenne des caractéristiques de l’ensemble de l’humanité. Représenter l’humanité c’est toujours représenter un humain, en l’occurrence un homme. Ainsi on doit rejeter l’idée selon laquelle la norme serait une moyenne (Canguilhem 1966) pour adopter le modèle de l’étalon, même quand celui-ci n’est qu’une fiction. On comprend bien cet exemple avec les normes de beauté (Chollet 2012) qui sont portées par les top models. Les modèles ne sont pas des moyennes mais incarnent dans leur singularité la norme de beauté à laquelle il faut se conformer.
Que ces normes soient aujourd’hui critiquées dans le milieu de la mode (anorexie, blanchissement de la peau, etc.) ou qu’elles évoluent rapidement (une mode vestimentaire ou culturelle en remplaçant une autre de saison en saison) n’enlève rien à leur fonctionnement : certaines attitudes, manières d’être, paroles sont montrées en tant que telles comme attitudes, manières d’être et paroles à suivre. Dans une société du spectacle ou l’apparence et la médiation importent, on comprend que l’écart entre la moyenne réelle ou présumée et la représentation de la norme peut être grand sans n’avoir aucune influence. Cela veut dire que même si la proportion réelle d’hommes blancs hétérosexuels occidentaux de milieu aisé ne coïncide pas avec la moyenne des vies humaines, cela n’empêche pas la persistance d’une représentation de la norme de l’humain selon ce groupe restreint. L’explication que donne Delphy (2008) c’est que c’est le groupe dominant qui véhicule les représentations dominantes, et que le groupe dominant même minoritaire se maintient justement en position de surplomb par la valorisation d’une norme qui reconnaît les membres de son groupe.
De plus, le caractère discriminant de la norme réside dans son idéalité. Là le langage et les représentations sont nécessaires pour marquer la distance entre l’étalon réel qui sert de modèle, et le modèle idéal qui rend impossible toute tentative de se conformer au modèle. On a une tension entre deux affirmations : la norme est une habitude qui s’inscrit dans la répétition de ce qu’il faut faire ; la norme est la prescription qui repose sur la description de ce qui est fait habituellement. On vient également de voir que la représentation de ce qu’il faut faire peut ne reposer que sur une pratique minoritaire représentée par un groupe dominant. La question se pose de savoir comment ce groupe peut s’établir en position de domination, imposer ses normes, si celles-ci ne sont pas d’abord majoritaires. Pour sortir de cette circularité on peut envisager la chose suivante : la norme est une pratique qui acquiert sa propre légitimité dans sa répétition. Si jusque là on pouvait croire que la norme se construit sur les comportements majoritaires « réels », on doit commencer à distinguer plusieurs aspects de la norme :
– on entend par norme un acte que l’on fait : c’est son effet concret le plus direct et le plus matériel
– à cet acte est associée une idée d’obligation plus ou moins forte et plus ou moins consciente : cette représentation nous pousse à faire cet acte et à le refaire
– dans la même situation on va attendre le même comportement de la part des autres. L’idée d’obligation formule deux types d’attentes : la première est empirique et représente ce qu’on s’imagine que les autres feront ; la seconde est normative et représente ce qu’on juge nécessaire que les gens fassent(1) (Bicchieri 2005).
Les conséquences qu’on peut tirer de ces distinctions sont nombreuses et permettent d’expliquer l’évolution des normes dans l’écart qu’il y a toujours entre ses différentes dimensions. En effet on peut très bien agir en dehors de la norme en ayant conscience de celle-ci et en prônant son maintien (les théories du choix social parlent du théorème du free rider ou ticket gratuit pour expliquer que les personnes qui enfreignent des normes ont intérêt à ce que ces normes existent). Contrairement à ce que j’ai dit plus tôt cela montre l’écart entre la norme descriptive censée s’appuyer sur une moyenne et l’obligation de se conformer socialement à cette moyenne. On comprend là que la norme peut très bien exister comme obligation sans émaner d’abord d’un comportement répandu ou d’un trait caractéristique répandu. Les phénomènes de mode vestimentaire sont un bon exemple parce qu’ils révèlent cette tension entre le désir d’être soi et le désir d’être comme les autres.
Il faut ainsi apporter une nuance à la critique qu’a faite Butler (1990) sur la catégorie de « femmes » comme sujet politique. Il ne s’agit pas de nier la nécessité d’une telle catégorie mais de ne pas enfermer les femmes dans une norme, quand cela est possible. Cela sous-entend de ne pas réduire la femme à une catégorie sociale répondant aux critères que l’on cherche à combattre mais de pouvoir inclure toutes les formes de « consciences féminines ou féministes » qui peuvent prétendre légitimement se constituer comme représentant une classe politique dans une lutte contre une norme réductrice. C’est l’idée de dire : « je suis une femme mais je ne suis pas que ça et je ne suis pas ce que les autres veulent que je sois ».
Le dilemme se pose ainsi : – d’un côté la catégorie sociale « femme » telle qu’elle est répandue est réductrice et ne permet pas à certain⋅e⋅s d’être reconnu⋅e⋅s ; – d’un autre côté la catégorie sociale « femme » semble nécessaire pour des individu⋅e⋅s dont la reconnaissance en tant que « femme » est niée. On peut certes affirmer avec Butler que « d’un côté, les normes semblent signaler la fonction régulatrice ou normalisatrice du pouvoir, d’un autre point de vue, les normes sont précisément ce qui lie les individus entre eux, formant la base de leurs revendications éthiques et politiques(2). » Cela doit alors nous pousser à chercher dans l’étude des structures la façon dont les normes maintiennent des relations de domination.
Malgré cette affirmation on trouve dans le même ouvrage (Butler 2004) une critique de la juriste matérialiste américaine qui semble problématique :
« Pour MacKinnon, la structure hiérarchique de l’hétérosexualité par laquelle les hommes subordonnent les femmes est ce qui produit le genre […] Mais peut-on conceptualiser la sexualisation de l’inégalité sans une conception antérieure du genre ? Cela a-t-il du sens d’affirmer que les hommes subordonnent les femmes sexuellement si nous n’avons pas d’abord une idée de ce que sont les hommes et les femmes ? »
(2004 :71)
D’un côté en s’appuyant sur Foucault on comprend très bien que le genre est une construction qui produit son objet en même temps qu’elle le révèle mais alors on comprend difficilement cette remarque d’une foucaldienne et cette volonté de vouloir faire reposer la structure hiérarchique hétérosexuelle sur un genre pré-existant. Si on suit Foucault on peut très bien affirmer qu’une certaine forme de pouvoir actuelle institue une structure hiérarchique hétérosexuelle à travers la norme de genre. On peut penser que cela traduit une certaine confusion dans ces lignes entre les normes et les structures sociales. C’est dans un autre article, « Hors de soi » que l’on peut lire p.51 l’aveu de ce que je vois comme une erreur :
« Il ne s’agit pas d’appliquer des normes sociales à différentes expériences sociales pour les ordonner et les définir (comme Foucault l’a critiqué), ni non plus de trouver des mécanismes justifiant l’ancrage de normes sociales qui sont en fait d’ordre extra-social (même si elles opèrent sous le nom de “sociales”) ».
Cela semble contradictoire avec la définition du pouvoir tel qu’on l’a défini jusqu’ici et cela manifeste une tendance douteuse à l’essentialisme. En effet qu’est-ce qui serait de l’ordre « extra-social » sinon du naturel ? Si on doute d’une telle position de la part de Butler, la suite semble confirmer les doutes :
« Nous pourrions dire qu’il faut d’abord connaître les caractéristiques fondamentales de l’humain afin de pouvoir préserver et promouvoir la vie humaine telle que nous la connaissons. […] Si nous prenons le champ de l’humain pour acquis, nous échouons alors à penser de manière critique – et éthique – les conséquences de la production, reproduction et déproduction de l’humain. »
Ces affirmations semblent clairement assumées puisqu’elle les ré-invoque dans le même ouvrage, mot pour mot dans le chapitre intitulé « La question de la transformation sociale ». Au contraire en nous appuyant sur Foucault il s’agit de montrer comment le genre est une production d’ordre social qui défini le champ de l’humain. Alors certes il faut penser de manière critique les conséquences de la production et de la reproduction de celui-ci mais on voit mal comment cette critique peut se faire en dehors de l’ordre « extra-social ».
Dans quelle mesure certaines normes sont-elles dépendantes des structures à travers lequelles elles sont rendues possibles ? Davis (1981) écrit par exemple que du fait de l’esclavage la domination masculine ne pouvait pas se déployer chez les Noir⋅e⋅s américain⋅e⋅s, étant tou⋅te⋅s soumis⋅es à l’exploitation par l’homme blanc. Si les discours et pratiques homosexuelles sont de plus en plus reconnues, dans quelle mesure elles reconduisent la structure patriarcale et des normes hétérosexuelles ? Si des normes de masculinité alternatives peuvent se déployer à l’intérieur d’une structure binaire de genre, dans quelle mesure (1) les normes dépendent du genre et (2) le genre n’existe qu’à travers des normes différentielles ?
Dans un cadre différent avec d’autres enjeux on peut invoquer le capitalisme vert et le greenwashing qui véhiculent des alternatives écologiques tout en maintenant un système politique et financier qui est à l’origine et qui maintient ce qu’il prétend combattre. Sur la question de la libération animale on retrouve avec la question des normes et des structures l’axe qui sépare les welfaristes des abolitionnistes. Pour les premiers l’amélioration du bien-être (welfare) animal est nécessaire et justifie de composer avec une société qui sera toujours imparfaite, pour les autres sans une remise en question radicale des conditions de (non)vie des animaux, toute composition avec les normes existantes ne fait que légitimer celles-ci.
J’ai pointé plus tôt avec la vision structuraliste l’importance de ne pas considérer l’individu en dehors des relations interindividuelles qui le composent. La norme en ce sens peut aussi être envisagée comme une manière d’entrer en relation avec les autres (avec toujours l’idée de reconnaissance). Les normes sont ce qui apparaît en tant que structures de et dans l’espace social. La norme est ce qui rassemble ce qui se ressemble.
Dans quelle mesure est-il alors souhaitable ou non de vouloir sortir de l’emprise d’une norme ou d’une autre ? Le genre envisagé comme un ensemble de normes est ce qui rend possible et impossible des comportements, des vies. Le genre aujourd’hui tel qu’il existe est le cadre normatif qui produit des comportements genrés sur lesquels reposent la domination, la violence que subissent les opprimées. Peut-on alors envisager d’abolir la domination sans toucher aux normes de genre ? Peut-on envisager d’abolir la domination en ne faisant que changer les normes de genre ? Les normes de reconnaissance liées au genre sont aussi ce qui peut permettre de rendre des vies plus vivables et les critiques de la domination, de l’exploitation dépassent le cadre des questions de genre.
S’il faut s’intéresser aux normes ce n’est pas seulement parce que les comportements qu’elles produisent répondent à des représentations faussées ou parce que cela entraînerait une uniformisation des manières de penser. Nous utilisons quotidiennement des représentations simplifiées pour interagir et l’on doit souhaiter que certains comportements se répandent. Si les normes sont à critiquer c’est dans la mesure où elles maintiennent un ordre social.
Si on veut s’attaquer aux structures sociales, on doit s’attaquer aux normes et « envisager les structures de pouvoir comme des stratégies globales qui traversent et utilisent des tactiques locales de domination. » (Foucault 1997 : 39) En quoi les normes apparaissent-elles structurelles ? Si on revient à l’idée que la société en tant que structure assigne des places et des rôles complémentaires aux éléments qui la composent, on peut envisager les normes comme ce qui définit, délimite et construit ces places et ces rôles. Le patriarcat en ce sens désigne un système de pouvoir général qui définit le rôle du père et ses enfants, celui du mari et de sa femme, autant que celui de l’homme et de la femme. Cette structure sociale n’existe qu’à travers des manières d’être, de faire, de dire, de penser qui sont habituelles, répétées, partagées et acceptées par les différents éléments ou individu·e·s. Pour le dire autrement ce n’est pas d’abord la relation père-enfants ; mari-femme ; homme-femme qui va induire ensuite des comportements adéquats, même si la forme de l’éducation nous laisse entendre le contraire (« tu es un garçon, tu ne dois pas pleurer ») mais c’est à travers les comportements, les manières d’être, de dire, de faire que les relations sociales vont prendre leur sens. Il n’y a pas d’abord une place assignée à un individu qui devrait prendre conscience de son rôle pour mobiliser ensuite l’idéologie qui le pousserait à agir comme frère, mari ou père. La place de chacun·e se définit et se construit dans la construction des relations que l’on entretient avec les autres et c’est dans la répétition de types de relations et de modes de vie que l’on perpétue et maintient les structures sociales existantes.
Adopter un tel point de vue radical comme je le défends s’oppose à une vision réformiste de la société selon laquelle on pourrait mettre fin aux inégalités du système sans en changer les fondements. Tout dépend du diagnostic politique que l’on pose.
Parce que si elles régulent des comportements, c’est que les normes rendent possibles certains comportements pour certaines personnes et impossibles ces mêmes comportements ou d’autres pour d’autres personnes. La norme fonctionne sur un principe de binarité. La norme fonctionne sur un principe de division et de hiérarchisation. La question est alors : suffit-il de changer les normes si on ne touche pas au principe même de division qui les fondent ?
Les normes peuvent changer sans changer l’ordre social
Que les normes évoluent est un fait qui peut s’interpréter de deux façons :
– soit le contenu des normes évolue avec les structures qu’elles portent et dont on peut espérer que celles-ci évoluent vers un progrès et une réduction des inégalités, une meilleure répartition du pouvoir.
– soit le contenu des normes évolue pour mieux masquer la stabilité d’un ordre social profond, d’une inertie dans la répartition du pouvoir.
Je pense que ce sont ces questions qu’il faut se poser plutôt que de se demander s’il faut changer les normes ou non, puisque de fait elles changent sans cesse. En même temps, certaines demeurent inchangées et marquent les limites de l’apparent progressisme, je dirais même plutôt que derrière l’apparente dynamique des normes certaines structures sociales normatives persistent.
Concrètement ça veut dire quoi ? La stratégie Queer de prolifération des genres se targue d’originalité mais à bien regarder, à faire la généalogie de toutes nos normes on voit que celles-ci n’ont jamais cessé de se multiplier, de se déployer et se redéfinir sans cesse. Cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner cette stratégie mais qu’elle n’est pas suffisante en soi. Car c’est la manière traditionnelle de conservation des structures. Si on constate par exemple que la féminité prend de plus en plus de formes, que la masculinité ne se réduit pas à la virilité et que la manière dont les personnes incarnent la binarité existante, cela ne change rien aux structures sociales et à la dichotomie. On peut le comprendre avec le déploiement d’expressions multiples à l’intérieur du cadre binaire, pourquoi en serait-il autrement avec des identités Queer ? Un tel discours semble présupposer qu’on puisse échapper à la norme, est-ce envisageable ?
Y a-t-il un dehors à la norme ? Peut-on y échapper ?
Si les normes définissent l’ordre social, la solution serait d’essayer d’échapper à cet ordre. Est-ce souhaitable et possible ?
1. Ce n’est pas souhaitable de vouloir sortir de l’ordre social puisque d’après notre définition le social définit les relations interindividuelles, donc à moins de vouloir s’isoler dans des forêts primitives, nous sommes condamnés à vivre socialement et donc à trouver un ordre. Vouloir le fuir n’est souhaitable car cela manifesterait le refus de combattre celui établi.
2. Ce n’est pas possible car la norme défini son dehors et l’ordre social son désordre. Bien que la norme soit censée recouvrir toute la réalité, celleux qui ne rentrent pas dans les cases deviennent alors irréels ! Il y a d’un côté celleux qui sont dans la norme et celleux qui ne le sont pas. Et le rejet des anormaux en dehors de la normalité est un processus qui construit cette normalité et qui construit les membres qui la composent. Cela revient à dire qu’il semble impossible de se soustraire à des relations d’assujettissement car même et surtout en nous plaçant en dehors de la norme nous ne faisons qu’en renforcer les limites. Donc si on ne peut pas sortir des normes, comment faire ?
Dans l’idée de biopolitique il y a l’idée de comportements de masse, à l’échelle mondiale aujourd’hui. Avoir un téléphone portable est en cela la norme dominante. Avoir un compte Facebook également. S’habiller et masquer ses parties génitales est aussi une norme occidentale hégémonique. Peut-on pour autant mettre toutes les pratiques majoritaires sur le même plan politique ?
Quand Fanon dit « Le Noir n’est pas un Homme(3) » ou quand Wittig affirme que « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » cela traduit l’idée que les catégories sont cloisonnées. Elles façonnent la reconnaissance nécessaire à l’existence sociale tout en la refusant à d’autres…
On ne peut pas à proprement parler de normes subversives mais de pratiques subversives visant l’institution de nouvelles normes alternatives. Subvertir c’est renverser, on peut renverser les normes, mais les nouvelles normes resteront des normes qui visent la stabilité, contrairement à l’idée de mouvement que suggère la subversion.
La meilleure façon de définir la norme de genre comme catégorie sociale c’est de tracer les contours de ses effets matériels. Ainsi être est homme c’est, de manière statistique et structurelle disons, accéder à des fonctions plus prestigieuses, mieux reconnues et mieux payées. C’est aussi avoir plus de temps pour soi en participant moins aux tâches domestiques. C’est s’approprier le corps des autres pour son plaisir personnel. C’est prendre la majeure partie de l’espace médiatique, physique, social, urbain. La liste est très longue et constitue un ensemble de pratiques qui sont des normes parce que partagées par un ensemble d’individus appartenant à la même catégorie et surtout des privilèges dans la mesure où ces pratiques ne bénéficient qu’à cette seule catégorie.
L’analyse en termes de structures sociales doit nous faire comprendre que ce qui est un avantage pour les uns n’est possible que parce que c’est un désavantage pour les autres, sinon ce ne sont pas des privilèges. Cette division catégorielle est donc une hiérarchisation et celle-ci n’est pas d’abord idéologique : ouvrir le débat sur le relativisme des valeurs ne permet pas d’esquiver la différence réelle des conditions matérielles de vie entre les hommes et les femmes (ou entre les pauvres et les riches ou les noir⋅e⋅s et les blanc⋅he⋅s, les homos, trans, etc.). Les effets premiers de la hiérarchisation est l’accès ou non à des privilèges.
La défense conservatrice différentialiste consisterait à affirmer l’existence de cette répartition des privilèges des uns, puisque ce sont des faits indéniables mais en invoquant l’idée déjà présentée de complémentarité. Selon un obscur calcul d’intérêts les pseudoféministes ou antiféministes (on se demande) prétendent que les femmes aussi ont des avantages et que les hommes aussi ont des désavantages et que donc on serait quittes ! Je ne prendrai pas le temps de rentrer dans un calcul utilitariste des plaisirs et des peines puisque cela ne viendrait en rien changer la situation révoltante qui continue d’exister.
Si on regarde les conséquences directes de nos pratiques on peut critiquer la norme occidentale qui serait de manger du chocolat. Parce que la répartition entre la production et la consommation repose sur un clivage politique et social dit Nord-Sud, avec des effets géopolitiques sur les dictatures néocoloniales françafricaines qui maintiennent des populations dans la misère.
Si on regarde en France l’usage de technologies reposant sur l’électricité on ne peut faire abstraction des conditions d’extraction du plutonium dans les ex-colonies, on ne peut faire abstraction de l’insalubrité et de la précarité des installations nucléaires en fonctionnement ni de l’absence de solution quant à la gestion des déchets radioactifs.
Les problèmes que je pointe là sont innombrables mais pourtant palpables. Et il est hypocrite de ne pas faire le lien entre des pratiques généralisées d’un côté et des conséquences généralisées de l’autre. Or s’il est vrai qu’on ne peut universaliser la portée d’une pratique ou d’une autre, la posture postmoderne qui consiste à dire qu’aucune pratique ou norme n’est universalisable revient paradoxalement à en nier la réalité historique !
Comment ? On pourrait me répondre concernant la consommation de chocolat ou d’électricité que telle ou telle pratique ne constituant pas en soi une norme universelle de domination, ne reposant pas en soi sur une structure économique ou politique inégale, alors celle-ci échapperait à toute critique en tant que norme.
En gros ça veut dire que les gens veulent que les structures sociales changent mais sans changer leurs pratiques sociales ! Les gens veulent changer le mode de production alimentaire mais ne veulent pas changer leur alimentation ! Ils veulent l’égalité entre les sexes sans céder leurs privilèges ! C’est ça les postmodernes, ça se passe dans la tête !
Rouler à droite en France est une norme. C’est une règle arbitraire qui ne se justifie en rien sinon pas la nécessité de faire en sorte que tout le monde se conforme à une règle. On peut dire qu’elle est neutre puisqu’il semble difficile de montrer en quoi cette règle repose sur une structure sociale inégale.
De la même façon s’habiller en rose quand on est une fille ne fait de mal à personne, ce n’est pas une norme qui peut être considérée comme un privilège. Pourtant on sait aussi que de nombreuses normes a priori neutres reposent sur les mêmes structures, à savoir la binarité de genre, à l’origine d’autres normes aux effets directs plus concrets.
D’un côté on ne peut pas dire que le fait de s’habiller en rose constitue une norme condamnable en soi, de l’autre on ne peut pas ignorer le socle structurel sur lequel repose une telle norme et lui accorder une valeur indépendante. On voit au contraire que ces normes masquent les autres en naturalisant un système dans son ensemble.
Pour autant dans quelle mesure peut-on espérer que la subversion des normes esthétiques ou culturelles qui ne soutiennent que partiellement un système binaire de genre suffise à renverser les pratiques normées dont les effets concrets persistent ? L’illusion postmoderne n’est-elle pas précisément dans cette réduction du système de genre à la production de normes esthétiques, culturelles, idéologiques ?
Alors certes il faut dénoncer toutes les normes qui renforcent la binarité de genre puisque ce faisant cela vient renforcer le fantasme d’un socle naturel pour d’autres normes matérielles. Il est également vrai que redistribution et reconnaissance ne peuvent se distinguer aussi facilement suivant deux champs matériel et idéologique.
Pour reprendre l’exemple du voile islamique on ne peut pas dire que ce soit un symbole universel de domination. C’est dans des contextes historiques particuliers le symbole de rapports sociaux qui peuvent et qui sont parfois des rapports de domination. Ainsi lutter contre le voile dans les contextes où celui-ci symbolise un rapport de domination est pertinent si c’est le rapport structurel qui est visé. Hors en France lorsque c’est la norme en tant que telle qui est discriminée, cela ne fait qu’accroître la stigmatisation des victimes.
Si l’on s’intéresse au langage, à l’insulte ou à la psychanalyse, au-delà des erreurs que Butler pointe chez Freud ou Lacan, il faut admettre que cela soulève plusieurs points. Les normes révèlent comment sexe, genre et sexualité sont liés. L’insulte homophobique qui vise à rabaisser une personne socialement catégorisée comme « homme » en la traitant de « pédé » par exemple révèle l’idéal normatif de l’homme viril duquel on attend une hétérosexualité. De même on situera la virilité, le courage et l’hétérosexualité dans la présence ou non d’appareil génital masculin que l’on entend fréquemment par l’expression « avoir des couilles » que s’approprient aussi bien les hommes que les femmes
Au point où on en est il y a deux possibilités : – soit on adopte le point de vue selon lequel les structures déterminent les normes qui déterminent les sujets et leurs possibilités d’action ; – soit on adopte le point de vue selon lequel ce sont les sujets qui, par leurs comportements, maintiennent les normes et les structures sociales.
La théorie performative de Butler est intéressante puisqu’elle rejette l’idée que les constructions sociales soient achevées, que les normes aient des contours figés. Cela lui permet de rompre ce cercle vicieux déterministe qui ferait du sujet la production des structures et des structures le produit des actions des sujets. Cela repose, on le verra, sur une conception particulière de la puissance de l’agent social.
Les normes semblent donc toujours déjà là. Or l’évolution rapide de notre environnement social (par exemple avec la manière dont les nouvelles technologies bouleversent nos rapports sociaux) montre que de nouvelles normes émergent facilement et rapidement sans origine et sans but précis. L’usage des téléphones portables et des nouveaux médias comme internet est la preuve que des modes de vie apparaissent sans être la simple répétition de normes pré-existantes.
L’exemple du dragqueen que donner Butler à la fin de Trouble dans le genre a souvent été interprété comme une invitation à la performance, à jouer son genre comme on mettrait un costume dans une mise en scène théâtrale. Ce qu’il faut simplement retenir pour l’instant c’est que la performance drag ne fait que révéler le caractère normatif du genre, et la dimension du genre comme fiction. Si le genre est joué dans cette performance artistique, il ne l’est pas plus que lorsque chacun·e s’habille ou se comporte de manière à se conformer à son genre.
Au risque de répéter ce que j’ai déjà formulé auparavant on peut répondre de plusieurs façons à la question de l’inertie de l’ordre social :
– soit par l’idée qu’il y a des structures nécessaires, universelles et indépassables
– soit par l’idée que ce sont les individus qui continuent de maintenir ces structures parce qu’ils y trouvent un ou plusieurs intérêts.
– soit on peut adopter un point de vue qui met davantage l’accent sur la dynamique des normes tout en cherchant à montrer que l’apparent mouvement cache l’inertie de rapports plus profondément et solidement ancrés.
On peut ainsi distinguer comme je le propose plusieurs niveaux de considération des normes. Le premier concerne les habitudes, les pratiques singulières ou des ensembles qui peuvent changer relativement rapidement. Par exemple on dira que le soin ou le rose sont des normes de la féminité. On peut aussi décrire les normes comme des rapports plus fondamentaux, on parlera alors de la norme du masculin et du féminin. Cette distinction doit permettre de montrer comment derrière la variation et l’apparente dynamique de normes esthétiques, par exemple dans la prolifération des masculinités ou des féminités, se cache l’inertie d’une norme plus fondamentale (la binarité de genre, le patriarcat, la domination masculine, etc.).
On doit se demander si les normes sont nécessaires et alors on peut se demander quelle est la fonction d’une norme. La norme est ce qui produit les objets en même temps qu’elle produit la catégorie qui permet de classer ces objets dedans. Le genre est une norme ainsi entendu. Si on voit que le genre est une construction sociale qui ne repose que sur elle même, cela suffit-il à la rendre illégitime ? Et si le genre est toujours le genre d’un sujet qui a un genre, celui peut-il exister préalablement ? Le sujet n’est-il pas déjà toujours un genre ?
(1) La différence est importante puisqu’il peut y avoir un écart entre les attentes empiriques et normatives. Par exemple je vais attendre des autres qu’ils payent leurs impôts (attente normative) tout en imaginant qu’ils ne le fassent pas (attente empirique). La question serait de savoir comment l’une agit sur l’autre.
(2) op.cit. p.249
(3) Peau noire, Masques blancs, Seuil, 1952
Vindicte - dernière mise à jour le 26 juillet 2024
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