Le 2 janvier 2022 à 3h22
Julien
Militant
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Lecture critique de « Les nourritures » de Corine Pelluchon, paru aux Éditions du Seuil en 2015
L’effort que fournit Corine Pelluchon est louable. À travers une relecture de théories classiques de la philosophie ontologique et politique, elle offre un plaidoyer en faveur de l’environnement et des animaux. Sa stratégie part d’une critique de présupposés philosophiques quant à la nature de notre manière d’être et de vivre, d’être en relation avec les animaux et notre environnement. De là elle va imaginer quelles seraient les pistes d’un avenir plus respectueux de ces derniers. Malheureusement, si certains arguments sont fondés et forts, elle n’ouvre pas de nouvelle voie et ne fait que répéter certains discours pour le moins hésitants sinon problématiques. Elle ne fait pas de politique, elle l’avoue elle-même, et il ne faut pas voir dans ces quasi 400 pages autre chose qu’un essai de philosophie, avec les critiques qu’on peut faire à toute philosophie réformiste.
Une ontologie relationnelle
L’ontologie ou la métaphysique pour ce qui nous concerne ici se résume à l’étude des choses, notamment vivantes (humain⋅es, non-humain⋅es et autres vivant⋅es) dans ce qui caractérise leur essence, leur être. La philosophie a toujours cherché à déterminer l’essence des choses afin de catégoriser le juste, le vrai, le bien, etc. Le point de départ de cet essai est une critique de la philosophie classique qui ferait de l’humain un être rationnel. Nous sommes avant tout des êtres sensibles et notre existence est éprouvée par notre corps avant ou en même temps qu’elle est pensée contrairement à ce que disait Descartes pour qui la seule activité de penser suffit à prouver l’existence du sujet pensant, le fameux cogito ergo sum qu’on nous rabâche au lycée.
Elle prétend traiter d’un sujet vulgaire ou trivial pour en faire un sujet hautement philosophique et politique. Dans la lutte contre l’exploitation animale cela semble primordial. Elle s’intéresse donc aux nourritures au sens large, c’est-à-dire au sens littéral ce que l’on mange mais également les nourritures spirituelles ou culturelles(1). L’humain est un être relié à d’autres êtres, ceci est vrai mais pas nouveau. Cela s’éprouve à chaque fois que l’on mange. Vivre est en cela toujours vivre de quelque chose. Avant de penser le monde, on le sens, on le goûte. On pourrait qualifier ce point de départ de pragmatiste en tant qu’il s’intéresse aux choses telles qu’elles nous sont données dans l’expérience du quotidien, et matérialiste dans la mesure où ce sont des choses qui déterminent nos conditions d’existence. Certes la psychologie et la sociologie interviennent dans la détermination de nos vies, mais la donnée première, brute est de l’ordre de l’être, du biologique et du besoin de manger pour vivre.
L’existentialisme du corps
Heidegger, Sartre ou Camus sont connus pour leur philosophie existentialiste avec l’idée que « l’existence précède l’essence » voulant signifier qu’une chose n’est pas déterminée par quelque chose qui la dépasse, qui la transcende, mais les conditions de sa réalisation se déploient à mesure de son existence même. L’existentialisme se veut une philosophie de la liberté, s’opposant à un déterminisme des idées. Simone de Beauvoir s’inscrit également clairement dans ce courant lorsqu’elle affirme « on ne naît pas femme, on le devient ». Corine Pelluchon critique les textes existentialistes classiques surtout ceux d’Heidegger pour y replacer le rôle du corps dans l’existence. La question étant de savoir comment nous nous rapportons au monde. La réponse est que nous faisons l’expérience du monde par notre corps, par la sensation. Cela est vrai mais encore une fois, ce n’est pas très original puisque beaucoup de philosophes ont pensé le corps et la sensation avant. Certes dans un cadre méthodologique existentialiste cela prend une autre tournure mais on peut se demander quel besoin nous pousse à vouloir penser dans ce cadre spécifique et pas un autre.
« La phénoménologie des nourritures, qui dépasse le dualisme nature/culture, intérieur/extérieur et souligne la valeur paradigmatique de l’alimentation, joue pour le contrat social que nous recherchons le rôle que la fiction théorique de l’état de nature jouait pour les philosophes contractualistes modernes, comme Hobbes, Locke et Rousseau. […] Elle est déjà une anthropologie phénoménologique. […] Notre condition n’est pas appréhendée seulement à la lumière de la liberté et de la temporalité, mais elle est renvoyée à la matérialité de l’existence. » (p.237)
La corporéité du sujet et la géographicité du monde
C’est bien beau pour Descartes de dire qu’il lui suffit de penser pour exister, mais il était bien content qu’on lui fasse à manger (lire Delphy, Classer dominer, 2008, La Fabrique). Avant de penser, l’homme doit se nourrir. Et on ne peut écarter ces contraintes physiologiques, ces conditions matérielles tant pour la philosophie que pour la politique. Pelluchon défend aussi la corporalité de la Terre, comme la chair de mon corps. Quand le philosophe parle de l’espace, c’est toujours un espace neutre, abstrait, dans le vide, c’est un espace mathématique mais pas géographique. Or l’espace d’un corps est toujours un espace déterminé, qui est par exemple un sol de campagne, une roche de montagne, un parquet d’appartement ou le bitume de la rue. Ces caractéristiques déterminent d’autres manières de nous rapporter que de simples possibilités physiques de déplacement. Nous pouvons nous sentir plus ou moins bien dans tel ou tel espace, selon la manière dont nous pouvons être affectés par celui-ci ou un autre. L’espace tel que nous le vivons a toujours une couleur, une température, une odeur, une texture. Il est toujours plus ou moins saturé d’informations, rempli de personnes ou vide, et suscite plus ou moins de pensées et d’émotions. Penser le corps et l’espace c’est alors inclure dans la réflexion les données immédiates de ce qui nous entoure, l’inerte et les autres vivants.
Un premier problème se pose dans la posture ontologique. Certes on peut faire l’éloge d’une ontologie de la relation. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Dit-on que nos vies sont forcément (naturellement) relationnelles et que nous assistons à des formes aliénées de vies en société ? Le présupposé d’une telle thèse n’est-il pas alors de se référer à un authentique auquel il faudrait revenir ? Si au contraire on ne fait qu’affirmer une nécessite dans les choses en disant par exemple : « nous sommes toujours en relation, ça ne peut en être autrement » alors comment problématiser nos formes de vies sociales actuelles sans passer par un discours de l’aliénation ou de l’inauthentique ?
Car oui, faire la critique de l’urbanisation à outrance et de pratiques destructrices de l’environnement est nécessaire. Réaffirmer le lien entre la ville et la campagne, entre nos modes de vie urbains et l’activité agricole semble aller de soi. Défendre un modèle de permaculture semble également raisonnable. Mais avait-on besoin d’une ontologie particulière pour prôner tout ça ? Je ne pense pas, cela ne veut pas dire que des discours qui prennent la forme d’ontologie (discours sur l’être) ne sont pas compatible avec des méthodologies plus matérialistes ou sociologiques (qu’il faudrait définir mais dont le postulat de base est selon moi une critique des normes et du caractère construit du social autant que de la nature).
Le plaisir et la jouissance dans l’ontologie, l’éthique et la politique
« La sensation, qui se distingue de la perception est donc de l’ordre de la jouissance ». On pense à Lordon qui montre comment le capitalisme s’appuie sur nos désirs dans Capitalisme, Désir et Servitude. Ici il s’agit d’abord de ré-affirmer la dimension du plaisir dans la vie. On ne vit pas que pour vivre mais pour jouir de la vie. Ce n’est pas un postulat normatif, un jugement de valeur. C’est un énoncé de fait, un présupposé ontologique encore, le départ de ce qui est, de la manière dont se comportent les choses, les étants, les vivants. Pelluchon en fait un existential. Chez Heidegger un existential est ce qui constitue la structure de base de l’existence de tout humain. Dire que la jouissance est un existential c’est affirmer que nos existences ne sont pas envisageables en dehors d’un rapport à la jouissance. Même si elle ne prône pas « la jouissance sans entraves, l’extase perpétuelle » mais voudrait lutter contre la « perte du monde » on voit encore aussi mal comment son propos ouvrirait sur des types d’actions plutôt que d’autres. Sans cela on pourrait résumer son analyse à l’idée qu’il est toujours préférable de vivre dans le plaisir que dans la souffrance ou l’absence de plaisir, on n’aurait pas beaucoup avancé.
« Ce n’est cependant pas en nous bornant à dénoncer les conditions aberrantes de l’élevage industriel, ni en blâmant une agriculture devenue prisonnière de firmes commercialisant des produits phytosanitaires, que nous prendrons conscience de l’impasse dans laquelle nous sommes engagés. Il s’agit aussi de dire que la crise de notre modèle de développement – que la crise alimentaire, nous le verrons, révèle d’une manière particulièrement aiguë – est une crise de goût. » p.63
Après nous avoir répété qu’il fallait changer les choses et notre rapport au monde, on se demande pourquoi et quand elle commence à donner des réponses, et l’on peut les trouver naïves. Cela commence avec l’idée de respect et de gratitude envers les animaux. Va-t-on nier que cela soit nécessaire ? Non. Mais pense-t-on vraiment que cela est suffisant d’un point de vue éthique ou politique de dire « merci » ou « pardon » aux victimes pour changer nos rapports ? Est-il raisonnable de penser qu’« un travail impliquant un animal n’est légitime que s’il apporte à ce dernier une compensation et des gratifications. » ? Ne doit-on pas alors se demander dans quelle mesure il est possible et souhaitable de « compenser » les besoins des bêtes qui travaillent pour nous ?
« Au lieu de défendre une perspective abolitionniste, prônant la disparition des espèces domestiquées pour mettre un terme à la domination à laquelle nous soumettons les animaux d’élevage et de compagnie, nous pensons que le respect et la justice envers ces derniers supposent que nous assumions les responsabilités liées à la situation de dépendance où ils se trouvent par rapport à nous et la vulnérabilité qui en découle. Il s’agit d’avoir de la gratitude pour tout ce qu’ils nous apportent en leur prodiguant les soins dont ils ont besoin et en faisant en sorte de ne pas trop limiter leur liberté, laquelle est nécessairement entravée dans le cas de l’animal domestique, comme nous le voyons avec nos chats et nos chiens, qui sont stérilisés et que nous promenons en laisse ou ne sortons que sous surveillance. Par notre affection et nos efforts pour procurer à nos animaux de compagnie un environnement qui leur permette de s’épanouir, nous pouvons compenser de manière moralement acceptable la privation relative de liberté qu’implique la domestication.
La gratitude a également un sens quand il est question des animaux élevés pour produire des aliments et de la laine. Or l’élevage industriel se caractérise précisément par une absence totale de réciprocité : les animaux doivent produire toujours plus en un minimum de temps et pour un prix de revient toujours plus bas, alors que leurs besoins les plus élémentaires sont frustrés et qu’ils sont enfermés à vie, sans que leur liberté de mouvement, leur désir d’explorer le monde et leur besoin de contact n’aient jamais l’occasion de s’exprimer. »
p.122
La logique de ce passage est farfelue. Elle oppose l’abolition de l’élevage avec la considération pour les bêtes, le respect et la gratitude. Pense-t-elle vraiment respecter les animaux en leur apportant un peu plus de soin et de respect ? La fin de la domestication signifie-t-elle aussi nécessairement la fin des espèces domestiquées ?
« Ou bien hommes et bêtes vivent ensemble sur un même espace, comme c’est le cas des animaux domestiques qui ne peuvent plus retourner à l’état sauvage. Ou bien hommes et bêtes occupent séparément l’espace, comme nous le voyons avec les animaux sauvages qui ne souhaitent pas vivre avec nous. Ou bien encore les hommes sont confrontés à un groupe d’animaux appelés liminaux parce que, sans pouvoir être domestiqués, ils s’installent, comme les renards, les loirs ou les pigeons, à proximité de nos demeures et y trouvent des conditions favorables à leur développement. » p.129
Cette affirmation de Pelluchon fait clairement ressortir le faux dilemme qui freine le débat entre d’un côté les welfaristes qui n’arrivent pas à penser des relations humain⋅es/animales en dehors de l’élevage et l’exploitation, ou la domestication et de l’autre des (pas tous) abolitionnistes qui n’arrivent pas à penser une société après la libération animale (qui devient un terme de plus en plus ambigu) où seraient conservées des formes de relations humaines/animales. L’enjeu est alors de penser celles-ci dans un cadre non oppressif (qui n’est donc pas celui de l’élevage ou de la domestication classique). Il y a un débat à mener, celui qui porte sur les conditions souhaitables et nécessaires d’une coexistence avec les bêtes, dans la perspective d’une abolition de la frontière entre le sauvage et le domestique (on oublie l’élevage et l’expérimentation) ; mais pour cela il faut dépasser les postures caricaturales que l’on retrouve dans ce genre d’ouvrage.
« Le fait que l’éleveur les conduise à une mort provoquée sera questionné, mais cela n’ôte pas de sa force au sentiment d’attachement envers ses bêtes qui est indissociable de son métier et qui explique qu’il se sente justifié dans son travail quand il les sait heureuses. » citation de J. Porcher p.123
Et elle juge important de préciser (p.158) que les musulmans pleurent quand ils tuent leurs moutons.
De telles idées sont horribles. Le fait d’aimer ses victimes ne rend pas moins illégitime le travail de tous les bourreaux. Dans cette logique on peut justifier les viols et toutes les politiques paternalistes, et sur la question animale on en revient au modèle du chasseur qui aime la nature. C’est navrant pour une philosophe qui fait de belles tirades intellectuelles sur le respect de l’animal et qui tombe dans des clichés aussi ridicules que de dire que les éleveurs sont aussi victimes du système économique. Je ne m’abaisserai pas à répondre à un tel argument de droite.
En revanche, la version un peu plus édulcorée du naturaliste est la théorie de l’histoire comme co-constitution. Les hommes se sont constitués comme tels grâce aux relations qu’ils ont développées avec les animaux. Si cela est indéniable, quel poids cela a-t-il sur nos comportements présents ? On marche dangereusement au bord du naturalisme (les choses sont bonnes car naturelles), sous des airs de matérialisme historique. Ce n’est pas parce que nos sociétés et nos rapports actuels sont issus de certains types de rapports passés que nous devons perpétuer ces rapports, encore moins revenir aux rapports passés. Dans la tendance bobo du retour à la nature on constate ce mythe du retour à l’organisation néo-féodale qui s’ancre sur l’image d’Épinal d’une agriculture raisonnée mêlée au libéralisme dans sa forme auto-entrepreunariale : que chacun développe « sa » propre exploitation et les moutons seront biens gardés ! Justement… c’est une vision extrêmement rétrograde que d’affirmer une chose pareille. Or c’est bien ce que semble faire Pelluchon quand elle fait l’éloge d’une co-constitution qu’il faut préserver.
Le contrat social suppose le consentement
L’ambition de la philosophe ne manque pas d’intérêt. Elle souhaite repenser notre politique pour l’élargir aux vivants non-humains. Le problème c’est qu’elle reste dans un cadre étatique libéral.
« Si la notion d’inviolabilité attachée à tout sujet vulnérable et celle de droits négatifs peuvent faire l’objet d’une reconnaissance universelle, il n’en demeure pas moins vrai que la manière dont on a pensé les droits des animaux est bien souvent insuffisante. La plupart du temps, il s’agit de dénoncer l’illégitimité des pratiques, voire de demander l’abolition de toute forme d’exploitation des animaux. Cette approche présente des inconvénients à la fois sur le plan de la pratique et sur celui de la théorie. Elle conduit à associer la reconnaissance des droits des animaux à l’abolitionnisme, voire à l’affirmation selon laquelle toute détention d’un animal de compagnie est illégitime et qu’il faut donc mettre un terme à la domestication, ne plus faire naître de vaches, de cochons, de chats et de chiens. Or, si la théorie conférant des droits inviolables aux animaux a des implications pratiques exigeantes, elle ne s’oppose pas forcément à la domestication. » p 135-136
Elle s’inspire de Zoopolis pour distinguer les animaux sauvages des animaux domestiques mais si on note clairement sa position réformiste, on ne trouve pas d’arguments valables contre l’abolitionnisme. Les pratiques d’exploitation sont illégitimes, sans quoi ce n’est pas de l’exploitation mais de la collaboration. Dès lors il n’y a plus de questions à se poser : elles doivent cesser. Si cela réduit les naissances, où est le problème ? Doit-on s’obliger à faire vivre des êtres simplement pour se « mettre en relation avec eux » ? Cela n’a pas de sens. La position de J. Porcher qui est citée plusieurs fois et qui transparaît à travers le discours de Pelluchon va un peu plus loin que ça. Il s’agit de re-qualifier le type de relation à l’œuvre dans l’élevage et en faire non plus un rapport d’exploitation mais de collaboration ou de « co-travail » étymologiquement. Mais ce n’est qu’un tour de passe-passe intellectuel. Ce n’est pas en changeant les idées qu’on invoque pour représenter la réalité que l’on changera la réalité. L’élevage et la domestication sont deux concepts qui renvoient à deux réalités clairement injustes. Elles sont injustes parce qu’elles placent les animaux dans des relations non seulement de subordination mais surtout de restriction de leurs libertés comme développements de leurs possibilités et intérêts. Dire qu’il y aura toujours des formes de subordination ou d’interdépendance est exact. Parler de collaboration c’est envisager une interdépendance juste. Or celle-ci n’existe pas dans les formes d’élevage ou de domestication qu’elles soient bienveillantes, anticapitalistes ou traditionnelles (passées). Ce qu’il faut faire c’est réfléchir à des formes de coexistence en dehors des relations existantes (ce qui est beaucoup plus exigeant mais pas moins possible).
« Que l’on délègue la tâche de tuer ses animaux à des abattoirs industriels ou que l’on fasse tout son possible pour leur donner une mort décente, en confiant l’abattage à des professionnels se déplaçant à la ferme, ne diminue pas la violence de cette mise à mort. » C’est vrai, et cela doit également mettre fin aux faux-débats sur la viande halal et les abattages rituels (qui viennent surtout nourrir des discours racistes). Par contre sa clémence envers les éleveurs marque bien son positionnement : « Ne pas se tromper d’adversaire en accusant les éleveurs. Ces derniers sont eux aussi les victimes du modèle industriel, lui-même engendré par un type d’économie dont il s’agit de sortir » et un peu plus loin : « Accuser les éleveurs et les consommateurs de viande, c’est aussi adopter une position de surplomb en se croyant innocent dès lors que l’on refuse de consommer des produits animaliers. Or les végétariens, qui consomment du lait et du fromage, ne peuvent oublier que la production laitière suppose la séparation précoce des veaux et de leur mère et la mise à mort des premiers. » p145. C’est bien pour cela qu’il faut devenir végane et que la cohérence d’une position éthique ou politique rend le végétarisme insuffisant sans prôner un discours de pureté (cela veut dire qu’il est aussi positif de manger un tout petit peu de viande et un tout petit peu de produits dérivés que d’être végétarien en mangeant autant d’œufs, laits, fromages, etc.).
Je la rejoins en revanche dans sa critique des discours qui ne voient que la dimension idéologique, et retombent dans un trop grand intellectualisme : « on peut estimer que, afin d’alimenter le discours sur le propre de l’homme, il fait fallu opposer l’essence de l’humanité à celle de l’animalité et penser les animaux non seulement en gommant leur extraordinaire diversité, mais aussi en les définissant de manière privative. Pourtant, cette lecture […] ne suffit pas à expliquer les violences actuelles que nous faisons subir aux animaux. L’humanité, au XXIe siècle, n’a plus vraiment besoin, pour défendre sa dignité, d’affirmer l’indignité des bêtes. » ou encore un peu plus loin : « Ce n’est pas la structure sacrificielle de notre civilisation qui explique que les hommes consomment encore de la viande. » (p.152) Autrement dit il n’y a plus d’excuse rationnelle pour s’arroger le droit de faire ce que nous faisons, et cela doit nous porter selon moi à minimiser petit à petit les discours qui donnent trop d’importance à l’éthique ou la morale pour mettre en avant les stratégies politiques de libération animale.
Un monde commun à instituer – un nouveau contrat social
Plus on avance dans le livre et plus on s’attend à trouver des mesures concrètes, mais il ne faut pas trop espérer au risque d’être déçu⋅e. Elle avoue simplement (p.209) qu’« il n’est pas question dans cet ouvrage de statuer sur les moyens d’opérer la transition d’une société à une autre, en choisissant la voie de la révolution ou celle de l’éducation. » et c’est peut-être bien là le véritable problème. Comment penser des solutions sans leurs mises en œuvre ? Cela semble trop idéaliste. Elle propose quand même des conseils pour la transition mais elle aurait pu s’abstenir.
Ainsi elle prétend réformer le contrat social pour y replacer le consentement des individus. Elle oublie qu’une dimension de la domination est d’arriver à faire consentir aux dominées ce qui n’est pas dans leur intérêt. Mais comme elle le dit, elle est plus d’école libérale que lutte des classes.
« Cela n’implique pas qu’il faille contraindre les personnes à réduire leur consommation de viande et à être sobres. Une telle solution serait contraire au libéralisme politique, fondé sur le droit de l’individu à choisir son style de vie et sur le consentement. Or notre objectif n’est pas de préconiser une quelconque tyrannie, mais de compléter le libéralisme en modifiant la philosophie du sujet sur laquelle il repose […] en proposant de transformer certaines de ses institutions. » (p.211)
Tout n’est pas à jeter dans ce qu’elle dit. Il est certain que « La référence au contrat signifie que les transformations individuelles et collectives qui sont exigées pour prendre au sérieux l’écologie et la condition animale, ainsi que pour faire du droit à l’alimentation un droit effectif, ne peuvent dériver simplement de l’éthique, de la prise de conscience des individus ou d’un éveil spirituel. » (p.212). Mais après deux affirmations de la sorte, il faut bien trancher. Si on ne peut pas bousculer les gens et que les gens ne se bougent pas d’eux-mêmes, on est pas sorti de l’auberge… Alors certes il faut développer des imaginaires, toucher les affects qui suscitent un consentement aux idées progressistes et raconter de nouveaux récits mais dire cela ne nous dit pas comment faire.
Malheureusement, on l’aura compris, son camp est celui de la tolérance et du vivre-ensemble :
« Le pluralisme, solidaire de l’affirmation de l’égalité morale des individus, exige la reconnaissance de l’altérité et le respect de la diversité, voire de l’hétérogénéité des formes et des styles de vie. » (p.346)
Pelluchon en bonne républicaine fait appel à l’État pour régler les problèmes !
« Certes, on peut penser que le rôle de l’État et des politiques publiques est d’encourager une consommation plus sobre en produits animaliers. De même, sa mission est d’aider les agriculteurs qui se convertissent à l’agriculture biologique ou raisonnée, ainsi que les éleveurs soucieux d’améliorer les conditions de vie et d’abattage de leurs bêtes. Le contresens serait toutefois de croire que ces mesures sont pour but d’éduquer les citoyens. Il s’agit plutôt […] d’intégrer le souci d’améliorer la condition animale et la défense de l’environnement dans toute décision. » (p.258)
Elle se défend toutefois de tout paternalisme !
« Un État paternaliste est un État qui justifie ses décisions politiques par une morale et déclare que telle ou telle loi est légitime parce qu’elle développe chez les citoyens telle ou telle vertu. Non seulement cette manière de gouverner est contre-productive, parce que les individus n’aiment guère qu’on les traite comme des mineurs, mais, de plus, elle n’est pas juste, parce que la politique n’est pas la morale et que les changements dans les styles de vie, requis par la crise écologique et l’amélioration de la condition animale, ne peuvent venir que du consentement individuel. » (p.258-259)
Mais on se demande comment elle compte faire si « C’est à l’individu de penser et de sentir que son bien et son intérêt personnels impliquent le respect des autres hommes et des animaux, ainsi que la protection de l’environnement. » (p.259). On retombe dans un individualisme pathétique.
Le bon grain de l’ivraie
Le problème c’est qu’elle ne remet pas en cause le libéralisme ou le capitalisme. Elle souhaite soustraire les aliments du marché de la spéculation mais le reste, elle n’en parle pas, comme si les mécanismes financiers étaient indépendants, comme s’il existait une bonne finance capitaliste. Il faudrait sacrément relire Marx pour se rendre compte que la finance repose sur l’agro-buisiness. Sauf qu’elle veut réformer l’économie mais pas la renverser puisqu’elle offre une critique écologique restreinte et pas radicale (pas systémique).
Ses positions sont pour le moins tièdes par exemple : « Dans l’idéal, les animaux d’élevage ne devraient pas être tués quand ils sont très jeunes. » (p.265). Quand ils sont seulement « jeunes » et pas « très jeunes » ça pose beaucoup moins de problèmes de conscience ! Ou encore selon elle « Les zoos ne sont acceptés que si les animaux nés en captivité bénéficient de conditions de vie qui ne les condamnent pas à l’ennui et à la frustration. ». Alors d’un point de vue logique on est d’accord. On voudrait des zoos sans cages et sans dominations, sans ennui ni frustration ou restriction de liberté… mais ça ne serait plus des zoos alors ! On peut aussi dire qu’on est pour la viande animale mais qui n’implique pas de tuer des animaux ou de les élever… mais on voit mal comment ce serait possible (le débat sur la viande in vitro reste ouvert mais ne règle pas les questions de l’industrie actuelle…).
Le problème avec le discours sur la relation c’est qu’on tombe dans un mysticisme aux portées politiques très limitées :
« Car c’est au cœur de l’individu, dans la manière dont il intègre à sa vie le souci des autres hommes et des autres vivants, que se tisse le lien social et que se construit un moi capable d’instituer le bien commun et de répondre de manière démocratique aux défis environnementaux, sociaux et spirituels de notre temps. Cette intégration des intérêts des autres dans son intérêt particulier et dans l’intérêt général ne peut s’effectuer que si l’on est en harmonie avec soi-même sur le plan de l’émotion et du sentir. Ce niveau est bien celui auquel on se place quand on communique avec les animaux. » (p.267)
Je comprends simplement que selon elle, ça nous ferait du bien de continuer à élever des animaux et les domestiquer. Encore une fois, même si elle fait appel à un vocabulaire et une ontologie un peu plus édulcorée que d’habitude, on retrouve ce qui reste un argument simpliste.
Reconstruire la démocratie
On l’aura compris, Pelluchon n’est pas une révolutionnaire. Elle veut seulement « compléter le système représentatif » et rassure ses potentiels lecteur⋅ices modérées : « Les pistes que nous proposons ne supposent pas un retour à la démocratie directe. » (p.271) mais veulent se contenter de « proposer quelques reformes ». Elle se contredit un peu et tombe dans le paternalisme nécessaire pour justifier l’État :« Nous ne sommes pas capables de juger par nous-mêmes de nos intérêts concernant notre santé et celle de nos proches. » (p.274)
Et elle propose une « Troisième chambre » pour rappeler au Sénat et au Parlement les intérêts de la nature ! Celle-ci serait fondée sur une « Assemblée de la nature et des vivants ». et un « Collège du futur » avec des experts, puisque c’est bien connu, les experts savent mieux que nous, le tout étant simplement de « rétablir la confiance entre les citoyens et leurs élus » p.284
Démocratie délibérative ou autogestion ?
« Il convient aussi de penser le rôle des affects et des passions dans la discussion. Cela est particulièrement important quand nous traitons de sujets relatifs à la vie et la mort, au corps, à l’écologie et aux animaux. En effet, les conflits existant dans ces domaines ne s’expliquent pas seulement ni essentiellement par des conflits d’intérêts, ni même par des conflits de valeur, comme c’est encore le cas quand il est question de fiscalité, de la redistribution équitable des ressources et de la lutte contre les diverses formes de discrimination ; ils renvoient aussi et surtout à des positions ontologiques, qui exigent l’explication de la manière dont chacun se pense et pense son rapport à la nature, aux autres êtres sensibles, à l’équipement biologique qu’il a reçu, au pouvoir qu’il s’octroie sur sa vie et sa mort. » p.293
« L’idée est donc de substituer, à une conception verticale du pouvoir, une conception plus horizontale du gouvernement et de porter en ce sens l’idéal de l’autogestion, qui est à l’origine de la théorie participative dans les années 1960 et 1970. » p.295
Il faudrait alors expliquer comment penser l’autogestion avec une organisation étatique telle qu’elle existe. On sent un spectre anarchiste qui la hante mais qui pose problème avec son attachement à l’ordre existant.
Les partis politiques, les intellectuels, les médias, l’école…
« Créer un parti des animaux, comme cela existe en Angleterre, serait reconnaître l’incapacité des formations politiques classiques – même des Verts – à prendre la mesure de cette question fondamentale, dont nous avons affirmé l’importance à la fois morale, ontologique et politique. » p.297
En lisant la dernière partie consacrée aux contre-pouvoirs, qu’ils soient institutionnels ou non, mais qu’elle réduit aux initiatives citoyennes, j’ai l’impression qu’elle découvre l’ampleur des mécanismes économiques capitalistes et libéraux jusque dans les médias et les écoles. Alors oui, désolé, nous vivons dans une société pourrie et oui, il faudrait aussi changer les médias, l’école, le service public, abolir les frontières, respecter la vie, coopérer, etc.
Est-il « légitime de parler des changements sociaux et globaux, alors que la clé de ces changements réside dans les individus, qui font chaque fois l’expérience solitaire de leur rapport au monde des nourritures. » p.340 ? La position philosophique est toujours un appel à la sagesse, au travail sur soi. Des efforts personnels, c’est sûr, il faut en faire. Mais réduire un discours d’émancipation à cela et au changement des lois, c’est un peu dommage. « Ce qui importe dans les changements sociaux les plus importants n’est pas lié aux événements spectaculaires, mais à la profondeur et au caractère quasi irréversible de phénomènes qui sont vécus à plusieurs endroits du monde par plusieurs personnes. Ces phénomènes relèvent de la prise de conscience ou, plutôt, d’un changement sur le plan de l’imaginaire, de ce qui fait sens et orient les choix que nous faisons selon certaines finalités. » p.341
En somme, nous avons bien à faire à « un essai philosophique ne saurait être un programme politique ». Cette attitude permet d’assumer à moitié les propositions réformistes dont on pourra toujours dire qu’elles sont insuffisantes sans remettre en cause le discours philosophique du début du livre. En d’autres termes si on sépare l’ouvrage en deux grandes parties il est très intéressant de replacer la question du corps, de la sensation et de l’alimentation dans le discours politique. Je proposerais pour ma part davantage une analyse d’un point de vue foucaldien par exemple, en me servant des analyses sur le plaisir sexuel, et la place importante que le plaisir joue dans le rapport genré pour montrer comment le plaisir de la table détermine également ensuite des rapports de production basés sur l’exploitation animale. Pour la deuxième partie qui concerne les propositions concrètes on se heurte à la position réformiste classique : améliorer les conditions de vie des bêtes sans remettre complètement en question non seulement le rapport symbolique et relationnel que l’humain⋅e entretient avec les autres animaux mais aussi le rapport plus matériel concernant la place de l’animal, qu’il soit sauvage ou domestique, dans l’organisation sociale globale, humaine et écologique.
(1) Le fait de vouloir faire correspondre au concept de « nourritures » des choses aussi diverses peut rendre le discours confus.
Vindicte - dernière mise à jour le 26 juillet 2024
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